Karine Giboulo, All You Can Eat (détail | detail), 2008.
photo : Robert Skinner

Un sublime hypermoderne

Définie par l’excès et la démesure, notre ère est celle de l’infini, de l’immatériel, de l’instantané. Aussi, notre espace quotidien semble maintenant doté d’un « halo virtuel1 1  - Louise Poissant, « Colonies et paysages dans le cyberespace », Revue d’esthétique, Paris, no 39, 2001, p. 49-55. » tissé de circuits numériques et d’ondes invisibles qui mettent en échec les distances et le temps tels que nous les concevions, il y a moins de vingt ans. Qu’ils la nomment hypermodernité, surmodernité ou modernité liquide, anthropologues, sociologues et philosophes s’accordent : l’ère des réseaux et du virtuel fait naître de tout nouveaux rapports au temps, à l’espace, à soi et à l’autre. Tellement, en fait, qu’ils y voient une véritable mutation anthropologique2 2  - Voir Marc Augé (soit l’ensemble de ses travaux depuis Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, 1992), Nicole Aubert (L’individu hypermoderne, 2004) et Zygmunt Bauman (La vie liquide, 2006). : le type d’individus que nous serions devenus, Nicole Aubert le qualifie d’hypermoderne3 3  - Nicole Aubert, L’individu hypermoderne, Ramonville St-Agne, Érès, 2004. Ce terme est retenu notamment pour sa référence directe à l’excès, à la démesure, à l’extrême..

Le monde ne s’est jamais montré à notre mesure. Aussi, et ce, depuis toujours, est-il générateur de sublime. Cependant, ce « plaisir mêlé ­d’effroi4 4 - Emmanuel Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, Paris, Vrin, 1992. » semble, en cette ère hypermoderne, prendre une forme inédite : après le sublime de la nature, nous entrons dans le règne du sublime ­technologique. En effet, pour Mario Costa5 5 - Mario Costa, « Paysages du sublime », Revue d’esthétique, Paris, no 39, 2001, p. 125-133., le sujet se noie non plus seulement dans l’immensité du réel, mais également dans l’infini immatériel du réseau, dans un non-paysage du trop-plein, de trop grands et trop nombreux possibles. « Comme une boulimie insatiable du regard, dit Costa, je peux absorber et digérer la traduction visuelle de l’univers entier en me laissant en quelque sorte absorber et me dissoudre en elle6 6 - Ibid., p. 129.. » Donc, déjà impréhensible dans son entièreté pour l’esprit de celui qui l’habite, le monde aujourd’hui se dédouble ; sa forme (ou couche) seconde est d’autant plus ardue à objectiver qu’elle est immatérielle, invisible.

Karine Giboulo, All You Can Eat (détail | detail), 2008.
 photo : Robert Skinner

Renversement d’échelle dans l’art actuel

Au même moment, nous assistons en art à une rematérialisation de l’œuvre, à un retour à son existence physique. En effet, en parallèle avec les œuvres relationnelles, conceptuelles et immatérielles qui continuent de peupler notre paysage artistique, nous observons depuis quelques années un retour de l’œuvre tangible et du « fait main ». Dans la foulée de ce regain d’intérêt pour l’objet, les œuvres-maquettes et leurs mises en scène miniatures abondent, offrant au spectateur une expérience de scrutation fort singulière, tant par l’échelle que par la durée. Ainsi, inondés que nous sommes de l’infiniment grand et de l’immatérialité du virtuel, accoutumés à l’empressement et à l’immédiateté de la communication en réseaux, nombre d’artistes contemporains travaillent à des microcosmes qui détournent les caractéristiques propres à l’hypermodernité, nous ramenant à un monde d’une échelle non seulement concevable, mais maîtrisable. Ces pratiques artistiques surviennent alors comme un renversement des nouveaux rapports au corps, au temps et à l’espace qui nous définissent maintenant. Car devant les œuvres qui en résultent, le spectateur a l’impression de régner à la fois en maître et en protecteur sur un monde qui, au quotidien, lui échappe et le dépasse outrageusement.

C’est cette impression que produisent sur le spectateur les mondes miniatures de Karine Giboulo. Ses complexes manufacturiers à hauteur d’homme (All You Can Eat7 7 - Réalisée à l’issue d’une infiltration d’usines de Shenzen et présentée à la galerie [sas] au tournant de 2009.), abritant des centaines de travailleurs chinois, appellent le spectateur à se pencher aux fenêtres pour y découvrir une trentaine de scènes de leur vie quotidienne, d’ordinaire cachées derrière les murs de ces monstres de béton. Nous devenons ainsi un colosse voyeur, témoin de l’envers de notre réalité occidentale. Nous sommes invités à parcourir une usine productrice de côtes levées et d’ailes non pas de poulets, mais de cochons volants, que les ouvriers nourrissent au Miracle Grow avant de les envoyer à l’abattoir. Plus loin, une centaine d’hommes et de femmes en uniforme d’un bleu identique à celui du bâtiment emplissent les salles de travail. Sur les toits du dortoir, à la lumière des néons qui affichent le Wings’ Day du restaurant attenant, un couple, toujours en habits de travail, s’étreint. D’une fenêtre à l’autre, l’œuvre se déploie comme une bande dessinée en trois dimensions où la présence du spectateur, en tant que consommateur du made in china, est implicite. Sa position de géant dominant la scène qui évoque la face relativement cachée de son propre quotidien devient par moment fort inconfortable.

Si All You Can Eat ne représente qu’un fragment de la ville, Village Démocratie (Phase I)8 8 - Cette œuvre, exposée en juin 2010 à la Galerie du Nouvel-Ontario, est la première partie d’un vaste projet toujours en cours de création. est pour sa part le modèle réduit de toute une mégapole. Il s’agit en fait d’un concentré de la planète et de ses systèmes sociaux, la maquette d’un vaste « village planétaire » où se rencontrent des réalités aux antipodes les unes des autres. Digne des extravagances d’une Dubaï, un gratte-ciel étincelant d’où s’envolent des indices boursiers et sur le toit duquel s’activent des golfeurs en complet-cravate est non seulement entouré, mais traversé d’une hémorragie de bidonvilles. Dans un mouvement d’expansion quasi palpable, ceux-ci s’emparent de chaque parcelle de sol disponible. Entre les logos des grandes ­puissances capitalistes, ils s’infiltrent et s’accrochent. Parmi les capsules ­publicitaires qu’affichent des écrans haute définition, le spectateur distingue sur les façades miroitantes des tours ultramodernes le reflet d’autres ­bidonvilles qui déferlent au loin. Ainsi reproduite dans toute sa démesure, la ­mégapole peut être observée dans ses plus fins détails. En se penchant sur elle dans une posture qui oscille entre la domination et la protection, face à la lourdeur des thèmes abordés (tout comme dans le cas d’All You Can Eat), le spectateur n’est pas sans éprouver un certain malaise. Au-delà des réflexions qu’elle suscite (et celles-ci sont ­nombreuses), la maquette qu’il observe du haut d’un corps soudainement si imposant renverse sa posture habituelle et, ce faisant, exacerbe la sensation et la conscience de son corps dans l’espace.

Karine Giboulo, Village Démocratie, Galerie du Nouvel-Ontario, Sudbury, 2010.
photo : Robert Skinner

Ainsi, dans un monde qui semble se liquéfier, c’est-à-dire, pour reprendre l’idée d’Ollivier Dyens, un monde où il n’y a plus de routine sauf, ironiquement, celle du changement, du remplacement, de la perpétuelle nouveauté, Giboulo propose des micro-univers ancrés dans la matière, d’une échelle qui les rend (enfin) préhensibles. Devant cette nouvelle et radicale précarité qui a gagné les notions de continuité, de stabilité et de solidité, devant ce qui a été appelé le sublime hypermoderne, l’expérience proposée par de telles maquettes ne procure-t-elle pas un certain sentiment d’emprise sur le monde et son nouvel infini nommé « numérique » ?

S’inscrire dans la durée

En prescrivant aux moments de la création et de la réception une inscription dans la durée, en allant à l’encontre de la logique actuelle de l’urgence qui commande de faire toujours plus en moins de temps, des pratiques comme celle de Giboulo n’offrent-elles pas une modalité de maîtrise du temps qui court maintenant plus qu’il ne s’écoule ? En imposant une pause, un frein, elles refusent de jouer le jeu de la précipitation et de l’instantanéité qu’exigent les sociétés contemporaines. Il s’agit d’œuvres qui forcent à la lenteur, tant dans le « faire » que dans le « voir », qui tous deux demandent à se prolonger et, par d’infimes et innombrables détails, à être précis, rigoureux, voire obsessifs. Les mondes de Karine Giboulo renferment des centaines de personnages minutieusement sculptés et peints. Plus ses projets évoluent, plus leurs composantes se multiplient : All You Can Eat montrait quelque 300 figurines ; Village Démocratie, une fois toutes ses phases achevées, en comptera plus du double. S’il y a excès ici, il va à rebours, car l’obsession de la méticulosité et de la lenteur se substitue à celle de la rapidité et de l’instantané.

Dans la surcharge et dans la densité des mises en scène, le corps est à la fois maître du tout et prisonnier des détails. C’est ainsi que les œuvres de Giboulo, qui donnent un sens tout autre au mot « colossal », convient le spectateur à une expérience de scrutation particulièrement méticuleuse, à la mesure de celle de la création. Le « temps du faire » rejoint donc le « temps du voir9 9 - Termes empruntés à Edmond Couchot, « La dimension temporelle de l’image », Des images, du temps, des machines dans les arts et la communication, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2007, p. 19-56. » dans un mode on ne peut plus contraire à la temporalité hypermoderne telle que précédemment définie.

Un (re)nouveau romantique ?

Si les « tragédies du paysage10 10 - David d’Angers cité dans Michèle Grandin, « Friedrich, Caspar David », Encyclopaedia Universalis. Accessible à www.universalis.fr/encyclopedie/caspar-david-friedrich/. Consulté le 28 mars 2010. » de la peinture romantique du 19e siècle sont associées au sublime de la nature, et si ces tableaux procèdent ­précisément en inversant la posture de l’être humain face à la nature, devant les microcosmes d’une Giboulo, le spectateur contemporain serait-il la figure hypermoderne du Voyageur contemplant une mer de nuages11 11 - Caspar David Friedrich, Voyageur contemplant une mer de nuages, vers 1818, huile sur toile, 95 x 75 cm, Kunsthalle, Hambourg, Allemagne. de Caspar Friedrich, ou quelque nouvelle incarnation de l’homme romantique tel que l’ont représenté les peintres allemands d’alors ? Sorti du tableau, il surplombe – physiquement et non pas par ­projection cette fois – l’objet d’un nouveau sublime. Car par l’intermédiaire de ces ­miniatures, c’est non seulement le regard, mais tout le corps qui embrasse un paysage vaste et vertigineux, rapporté ici à une échelle qui nous rend puissants et qui le rend fragile.

Karine Giboulo, Marjolaine Arpin
Cet article parait également dans le numéro 70 - Miniature
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