Jordi Colomer, Nicolas Moulin, Wilfrid Almendra : trois minifications de l’architecture moderniste

Vanessa Morisset
Jordi Colomer, Bucarest (détail | detail), 2003 © Jordi Colomer / sodrac (2010).
photo : permission | courtesy Galerie Michel Rein, Paris
« L’architecture moderne est morte à Saint Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à quinze heures trente deux », annonce l’architecte Charles  Jencks dans le premier chapitre de son livre Le langage de l’architecture ­postmoderne (New York, 1977), prenant pour repère le dynamitage d’un grand ensemble d’habitations typique des idéaux modernistes. Selon lui, la page est tournée, irrémédiablement, sans regret. C’est la fin d’un style à vocation universelle, marqué par la croyance dans le progrès, alliance de la technologie et de l’humanisme, et basé sur le fonctionnalisme du point de vue tant esthétique qu’économique. 

Mais est-il si facile de se débarrasser du modernisme ? Remettant en question les traits qui caractérisent notre époque, des artistes ­s’intéressent à ce qu’il a été et à ce qu’il en reste aujourd’hui, ne serait-ce qu’à l’état fantomatique de ruines. Il est même assez significatif de constater que cette remise en question va de pair avec la réalisation de maquettes et de miniatures reproduisant des constructions du 20e siècle. Ainsi, tout en adoptant des méthodes et des positions théoriques ­différentes, Jordi Colomer, Nicolas Moulin et Wilfrid Almendra réalisent tous trois des maquettes a posteriori, non pas des maquettes pour ­prévoir une construction à venir, mais des maquettes pour réfléchir sur ce qui a été fait, car, comme le fait remarquer Moulin, « nous sommes à un âge où le concept de spéculation a remplacé celui de projet1 1 - Entretien par courriel avec Nicolas Moulin, mars 2010. ». Chez ces trois artistes, les maquettes deviennent des stratégies plastiques pour s’interroger sur ce qu’est devenu le modernisme. 

Jordi Colomer, Brasilia, 2003 © Jordi Colomer / sodrac (2010).
photo : permission | courtesy Galerie Michel Rein, Paris

Brasilia et les sentiers qui bifurquent

Architecte de formation, l’artiste catalan Jordi Colomer manifeste une position critique vis-à-vis du modernisme, et tout autant vis-à-vis de l’antimodernisme. « J’ai été “éduqué” dans l’orthodoxie de l’urbanisme moderne où la boîte, mobile, fonctionnelle, était effectivement une forme essentielle, confie-t-il dans un entretien. Mais j’ai vécu aussi le moment de la critique radicale de ce programme moderniste2 2 - Entretien avec David Bennassaya, 2003, voir www.jordicolomer.com. . » Ses Anarchitekton3 3 - Ce titre est un mot-valise, composé de « anarchie » et de « architectone », du nom des maquettes de Kasimir Malevitch, qui appelait l’avènement d’une architecture ­suprématiste, métaphysique et utopique.  (2002-2004), une série de vidéos tournées à Barcelone, Bucarest, Brasilia et Osaka, expriment bien cette défiance envers le double dogmatisme qui caractérise le modernisme aussi bien que son contrepied, le ­postmodernisme. Ses vidéos retracent les pérégrinations d’un personnage, Idroj, l’alter ego de Colomer, qui parcourt des quartiers d’habitation, à la périphérie des villes ou près des centres du pouvoir, brandissant des maquettes qui reproduisent sommairement les bâtiments qu’il rencontre. Le contraste d’échelle entre les maquettes et les grands ensembles, et inversement les similitudes quant à l’aspect négligé des maquettes et des bâtiments – les premières étant confectionnées de bric et de broc par l’artiste, tandis que les bâtiments sont très souvent prématurément dégradés – laissent entrevoir une critique acerbe et ironique des grands projets modernistes. Cela dit, le parcours d’Idroj, son effort et son engagement dans son défilé solitaire suggèrent que la démarche de Colomer dépasse ce stade critique, car le personnage incarne un vent de liberté qui peut se propager même au sein de ces bâtiments. « Le fait que ces quartiers, poursuit Colomer, aient été construits souvent à l’écart des centres a en effet créé des espaces intermédiaires, mal délimités, entre ville et campagne, entre civilisation et nature, dans lesquels une appropriation particulière de l’espace est possible4 4 - Entretien avec David Bennassaya. . » Un dialogue est instauré entre les habitants et leur architecture, car si leur mode de vie est bien modifié par elle, ils l’infléchissent aussi en retour. En brandissant ses maquettes, Idroj revendique la liberté que les habitants de ces quartiers prennent pour adapter l’architecture à leurs besoins. C’est particulièrement le cas à Brasilia, où le héros de Colomer se ­promène successivement avec une maquette du Congrès national et celle d’une unité d’habitation proche des bâtiments officiels. Il ne court pas sur des routes tirées à la règle, leur préférant les chemins formés par le passage répété des piétons5 5 - Marie-Ange Brayer, « Anarchie-architectone », Fuegogratis, Jordi Colomer, Paris, Jeu de Paume, 2008, p. 57. . Le personnage de Colomer est du côté de la vie ­réintroduite peu à peu dans ce lieu solennel. En imprimant leurs habitudes, en manifestant, en exprimant leurs points de vue, les habitants se sont réapproprié l’espace. 

Jordi Colomer, Barcelona, 2002 © Jordi Colomer / sodrac (2010).
photo : permission | courtesy Galerie Michel Rein, Paris

Toutefois, Brasilia reste un cas exemplaire où l’architecture moderniste, déjà assouplie par Oscar Niemeyer, se laisse apprivoiser. À l’autre extrême, il y a le Bucarest façonné par Ceaucescu ; la vidéo réalisée dans cette ville, sous la pluie, face à des unités d’habitation déjà en ruine faute d’avoir été terminées, est beaucoup moins optimiste qu’à Brasilia. Mais peut-être alors faut-il distinguer le modernisme de sa vulgarisation, l’utopie des pionniers devenue dystopie chez leurs suiveurs. 

Reste que, par leur aspect sommaire, mal fini, qui les rend parodiques, et parce qu’elles sont portatives, les maquettes fabriquées par Colomer expriment tour à tour l’échec du modernisme et la liberté que l’on parvient parfois à lui opposer. Elles permettraient en tout cas à Colomer d’entrer dans la « société des portatifs » d’Enrique Vila-Matas, une société secrète d’artistes et d’écrivains libertaires qui font de la petitesse de leur œuvre un atout dans « cette bataille perdue d’avance qu’est la vie6 6 - Enrique Vila-Matas, Abrégé d’histoire de la littérature portative, Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 17.  ». 

Pyongyang et les éléphants blancs

Dans une approche plus globale et plus sombre, l’artiste français Nicolas Moulin s’interroge lui aussi sur l’apport du modernisme par la création de maquettes. De même que Colomer, il constate : « Contrairement à la réalité qui selon Philip K. Dick continue d’exister alors que l’on cesse d’y croire, le modernisme a cessé d’exister alors que certains y croyaient toujours, par exemple avec la conception linéaire du temps[…].Mais aujourd’hui, c’est au tour du postmodernisme d’être obsolète, car l’avènement de “la fin de l’histoire” n’était qu’une parenthèse7 7 - Entretien par courriel avec Nicolas Moulin. ». Chez lui, la question est revisitée à l’aide de répliques des bâtiments les plus colossaux et mégalomanes qui soient, au point qu’ils incarnent pour lui un « supermodernisme8 8 - Ibid. ». Ses maquettes reproduisent des monuments existants ou proposent des reconstitutions archétypales du modernisme à travers des bâtiments inventés qui remettent en question la manière dont l’utopie s’est transformée en dystopie. Pour cela, Moulin emprunte à Dick son concept de « combiné Poupée Pat », tiré de Dieu venu du Centaure (1964). Dans ce roman, des Terriens installés sur Mars vivent dans des conditions très difficiles : l’utopie de la conquête de l’espace s’est transformée en un cauchemar pour les colons qui logent dans des tours inversées qui s’enfoncent sous la terre. Pour se réconforter, ils prennent dès qu’ils en ont l’occasion une drogue hallucinogène qui accompagne un jeu, la Poupée Pat, une sorte de Barbie avec tout son environnement, assorti de minifications des plus beaux objets que l’on peut trouver sur Terre. Lorsqu’ils s’adonnent à une séance d’hallucination collective, les colons sortent leur combiné Poupée Pat et, sous l’effet de la drogue, s’imaginent vivre une vie de rêve sur Terre en manipulant les objets. Les minifications Poupée Pat sont donc à la croisée de l’horreur et du plaisir, véhicules hallucinés d’un aller-retour entre une existence carcérale et la vie d’une vedette de Beverley Hills.

Nicolas Moulin, Badagaggi, 170 x 290 x 250 cm, 2008.
photo : © Marc Domage, permission | courtesy Galerie Chez Valentin, Paris

Dans le sillage du combiné Poupée Pat, Moulin crée ses propres ­minifications de la réalité, à cette différence près qu’il renverse le rapport entre l’horreur et le plaisir : ses objets nous transportent non pas dans un univers de rêve, mais dans des États totalitaires, notamment en Corée du Nord. Elles nous conduisent là où les colons de Dick refusent de vivre. Ainsi, la sculpture Datchotel Ryugyong (2007) est comme un accessoire Poupée Pat qui reproduit au 1/100e le gigantesque hôtel Ryugyong, dont la construction a commencé en 1987 dans la capitale nord-coréenne, Pyongyang. Commandité par le régime totalitaire de Kim II-Sung, cet hôtel qui devait avoir 3 000 chambres, mesurer 330 mètres de haut et compter 105 étages est resté inachevé. Il était destiné à être l’hôtel le plus haut du monde, dépassant le Swiss Hotel de Singapour construit par Pei en 1986, qui détenait à l’époque ce record (226 mètres, 71 étages). 

Réalisée d’après une documentation rassemblée sur Internet, cette sculpture a été suivie d’autres maquettes, représentant cette fois-ci des bâtiments imaginaires d’après les souvenirs de l’artiste qui avait fait un voyage en Corée du Nord en juillet 2008. L’installation Badaggi Domoria (2008) est un ensemble de trois maquettes qui évoquent trois immeubles en béton armé identiques, monochromes et vides, comme des fantômes monumentaux. Ici, la réalité a donné naissance à d’effrayantes ­architectures fictionnelles.

À travers cet ensemble de maquettes et de miniatures qui montrent un monde prématurément délabré, Moulin nous fait redécouvrir un modernisme qu’il teinte de romantisme, dans une perspective à mi-chemin entre les « ruines à l’envers » des Monuments of Passaïc de Robert  Smithson et de Blade Runner

Los Angeles et les Killed in Action

Le modernisme apparaît sous un jour différent dans les maquettes du Français Wilfrid Almendra intitulées Killed in Action (Case Study Houses) : c’est un modernisme généreux, en passe d’être réalisé, autorisant des infléchissements subjectifs et sensibles. Les bâtiments que ces maquettes présentent sont une série de villas faisant partie d’un programme de construction lancé en 1945 par la revue Art & Architecture dans le but de faire face à la crise du logement d’après-guerre. La revue avait invité des architectes, devenus depuis très célèbres, tels que Richard Neutra, Charles et Ray Eames, Eero Saarinen, à concevoir des maisons pour tous, bon marché mais confortables, reproductibles en série. « Parce que la plupart des avis, profonds ou désinvoltes, sur la question du logement d’après-guerre ne sont que des spéculations sous forme de débats et de publications, il nous a semblé que ce serait une bonne idée de revenir à la construction et de commencer au moins à rassembler la masse des matériaux qui deviendra finalement ce que nous appelons “les maisons d’après-guerre”9 9 - Ainsi commence l’appel lancé par la revue dans le numéro de janvier 1945, voir www.artsandarchitecture.com/case.houses/pd2/csh_announcement.pdf. [Trad. libre]. » Loin des débats théoriques sur l’architecture, il s’agissait donc de mettre une utopie en œuvre. Toutefois, si 37 projets ont été proposés, 26 ont été réalisés, mitigeant le bilan de ce beau programme. Insistant sur cette semi-réussite, Almendra n’a pas choisi de reproduire en miniature les villas construites mais s’est au contraire intéressé aux projets qui, au sein de ce programme, n’ont pas abouti : ce sont eux qu’il a nommés les Killed in Action, « comme des soldats du modernisme tombés au champ d’honneur10 10 - Communiqué de presse de l’exposition Killed in Action (Case Study Houses), Paris, Cosmic Galerie, du 11 décembre 2009 au 13 mars 2010.  » faute de clients ou des terrains adéquats. Almendra construit ainsi les maquettes de projets « restés en stand-by11 11 - Wilfrid Almendra, « Faire du sensible et du poétique avec du brut », entretien avec Frédéric Bonnet, Le Journal des Arts, du 11 au 24 décembre 2009. » auxquels il redonne vie, ayant « champ libre à interprétation et extrapolation12 12 - Ibid.». En partant du plan des villas, il opère des déplacements, en particulier quant aux matériaux utilisés, souvent décalés par rapport aux projets initiaux. Il introduit des éléments qui lui sont chers ou qui sont liés à son histoire personnelle. Puis, les maquettes sont accrochées au mur, à la verticale, entre sculpture et tableau, offrant au spectateur une vue aérienne des maisons qui deviennent presque des compositions abstraites. Par exemple, son interprétation de la villa Oméga (1945) de Richard Neutra, l’une des premières conçues par l’architecte pour ce programme (il en aura conçu trois au total), insiste sur quelques innovations formelles audacieuses : un toit en tôle légèrement incliné aussi esthétique qu’économique, un plan en croix qui multiplie les espaces extérieurs. Mais l’artiste aménage la maison à sa guise, imaginant des ajouts et des ouvertures, comme auraient pu le faire les propriétaires si le bâtiment avait été construit. Ces modifications exécutées par Almendra ne sont pas sans rappeler le cas bien connu des logements de Pessac construits par Le Corbusier en 1925 et réaménagés par leurs habitants. Les toits-terrasses avaient été remplacés par des toits à pignons, les ­fenêtres en bandeau, tronçonnées pour permettre l’installation de meubles le long des murs, les espaces au sol où se trouvent les pilotis, fermés et transformés en garages, rendant l’architecture du maître méconnaissable. Avec le travail d’Almendra, on se plaît à croire qu’au contraire de tels aménagements seraient possibles. « C’est cette idée, ajoute-t-il, du devenir d’une maison en perpétuelle mouvance, qui mute selon l’environnement, l’individu et d’autres critères, qui m’a interpelé13 13 - Ibid.. »

Wilfrid Almendra, Killed in Action (CSH #21, Richard NEUTRA), 124 x 1072 x 28 cm, 2009.
photo : © Martin Argyroglo, permission | courtesy Guillaume Houzé, Paris
Wilfrid Almendra, Killed in Action (CSH #13, Alpha, Richard NEUTRA), 115 x 152 x 18 cm, 2009.
photo : © Martin Argyroglo, permission | courtesy galerie Bugada & Cargnel, Paris

Wilfrid Almendra rejoint ainsi Jordi Colomer à Brasilia, où les habitants adaptent le modernisme à leurs désirs. Cet optimisme est toutefois tempéré par l’abandon des projets non réalisés. Comme chez Nicolas Moulin, un certain romantisme naît du constat d’inachèvement, attribuable à ­l’impossibilité de réaliser pleinement les utopies. Que devient le ­modernisme aujourd’hui ? Il n’est peut-être pas mort sur le coup à Saint Louis. Il est moribond, certes, mais comme le montrent les maquettes de Colomer, Moulin et Almendra, il nous aide encore à penser notre situation, ne serait-ce qu’en faisant le bilan de ses renoncements.

Jordi Colomer, Nicolas Moulin, Vanessa Morisset
Cet article parait également dans le numéro 70 - Miniature
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