Il en existe toujours… Nous en avons rencontré

Johanne Chagnon
Le changement de cap que nous avons opéré au dernier numéro tombe curieusement bien à propos. Cette volonté de porter notre attention sur le cœur et non sur la machine, sur les artistes et non sur le système qui en dépend, s’avère plus que jamais la voie à explorer pour répondre positivement à la méconnaissance que subit encore l’art actuel de la part du public.

En effet… Avec, comme fer de lance le plus récent, l’article de Luc Chartrand, «L’art est-il malade?» paru dans L’actualité du 15 octobre 1993, le questionnement sur la nécessité de subventionner une activité telle que l’art, dont l’utilité serait douteuse, et qui semblerait réservée à une élite, prend de plus en plus d’ampleur.

Les chiffres, on s’en sert pour leur faire dire ce qu’on veut. On en fait du spectaculaire, mais de façon biaisée, peut-être faute de compréhension de la situation. Alors parlons chiffres! L’article de L’actualité dresse un palmarès des 10 artistes en arts visuels les plus subventionné-e-s, noms et chiffres à l’appui (remarquez qu’on ne parle pas des 1990 autres!) Pour une période de 13 ans, ça donne une moyenne variant entre 24 933 et 10 972 $ par année. Si on enlève les frais de matériaux, de location, etc., il n’en reste pas tant que ça! Et on ne parle toujours que des 10 plus subventionné-e-s, en négligeant les 1990 autres!

C’est tout de même curieux que l’argent public alloué à l’art actuel soit autant remis en question, dans un monde où un gardien de but au hockey est payé 4 millions par année, où les députés conservateurs défaits (et ils sont légion!) recevront chacun-e entre 1 et 3 millions d’ici la fin de leur vie, où il en coûte 9 millions juste pour la rédaction des mémoires d’une commission parlementaire, où chaque bordée de neige coûte 6 millions aux contribuables montréalais-e-s, etc. Les exemples sont nombreux. Alors que le total des subventions accordées aux arts visuels par les deux paliers de gouvernement est de 12 à 15 millions, et cela inclut l’aide aux galeries et aux expositions, les projets du 1 %, etc. Ajoutons que le budget du ministère québécois de la Culture ne représente pas encore 1 % du budget total!

Même ce ministère offre des exemples d’une gestion boiteuse… Ainsi, a-t-on mis sur pied un programme pour soutenir un projet artistique québécois au Mexique, en mettant en branle le processus habituel : publicité dans les journaux, traitement des dossiers… et tout cela pour n’accorder qu’une seule subvention de 6 000 $ à un-e seul-e artiste, et ce à tous les deux ans seulement! La machine coûte plus cher que ce à quoi elle sert!

On alléguera que les dépenses dans certains domaines sont reliées à des entreprises rentables, qui font rouler l’économie. Ce à quoi on peut répondre que des études ont démontré que chaque dollar investi en art en rapporte 15 en retombées diverses.

On s’étonne du prix exorbitant que peut atteindre une œuvre d’art, oubliant que c’est le système qui crée cette surenchère. On vit dans une société de commerce. Et qui en profite? Des marchand-e-s.

Bien sûr, il y a des artistes qui embarquent dans ce système, qui croient pouvoir récolter des morceaux de cette manne, alors qu’il n’y en aura pas pour la majorité d’entre eux/elles. Certain-e-s artistes offrent ainsi une production conformiste, peureuse, à cause du fameux espoir de vendre, si possible à une institution, d’être subventionné-e-s… Plusieurs dans le milieu des arts visuels (artistes, galeristes, conservateurs/trices,…) encouragent même cette idée élitiste de l’art, d’un art dont la compréhension est réservée à une coterie sélecte.

Les périodiques culturels font eux aussi l’objet du même type de dénigrement. Un exemple : l’article de Pierre Vennat paru dans La Presse du 22 août 1993, dont les propos se résument à ceci : qu’est-ce que ces publications hermétiques incompréhensibles, que nous devons payer de notre poche? Parlons chiffres encore une fois pour essayer de dissiper cette incompréhension récurrente.

Les sous accordés pour la publication de ESSE nous passent carrément sous le nez (entendre ici un juron bien senti)! Ce que nous recevons sert surtout à payer l’impression, et ensuite, avec ce qui reste, les autres frais relatifs, réduits au minimum afin de pouvoir verser aux auteur-e-s un cachet très très symbolique. D’après notre expérience, toute subvention accordée à une revue culturelle (la même chose s’applique à l’artiste) sert donc au bon fonctionnement du système, mais en aidant financièrement d’autres personnes que les créateurs et les créatrices qui en forment la base. C’est en fait une forme d’aide indirecte à d’autres entreprises qui, elles, sont de type commercial.

Nous ne disons pas cela pour nous plaindre ou pour en réclamer davantage. Nous avons fait le choix d’œuvrer dans le domaine culturel et nous en assumons les conséquences. Mais qu’on ne vienne pas nous écœurer en plus!

Est-ce fou de rêver du jour où, quand on parlera d’une revue, ce sera pour en analyser le contenu? On parle dans les revues, et beaucoup; le saviez-vous? Des gens y consacrent toutes leurs énergies à mettre par écrit leurs réflexions et analyses, leur compréhension du monde. C’est pas rien! De même, les artistes mobilisent leur cœur, leur tête, leur corps à sentir ce qui nous échappe. Ce travail vaut peut-être la peine qu’on s’y arrête. Il se peut qu’il n’y ait pas assez d’argent, mais il n’y aura jamais trop d’idées en circulation.

Dans le fond, tous ces débats qui remettent en question dans l’opinion publique le rôle de l’État en tant que subventionneur dans le domaine des arts font l’affaire des décideurs aux divers paliers de gouvernement qui, à cause de leur mauvaise gestion, doivent souvent couper dans les dépenses. Ces débats leur fournissent un beau prétexte. C’est pourquoi il faut répondre.

Notre changement de cap — parler positivement du contenu exprimé de certaines propositions artistiques, et ce de façon accessible et sensible -, raffermi par les remous de l’actualité, se maintient dons de façon plus solide avec le dossier du présent numéro : «Il en existe toujours… Nous en avons rencontré». Nous avons choisi cinq artistes (en arts visuels, théâtre ou musique) dont les propos vivifiants nous montrent que le système n’a qu’a bien se tenir, incapable qu’il est de restreindre une création toujours en mouvement, cinq artistes dont la façon de produire, et de vivre aussi, constitue un apport nécessaire, au même titre que d’autres, à une réflexion en profondeur sur notre société et à une intervention en conséquence.

Quatre articles de ce numéro (chroniques Montréalités et Québécités) s’inscrivent très bien dans l’esprit du dossier, car ils font valoir qu’il est possible de se promener à travers les structures du système et de trouver des manières différentes de faire. Que ce soit sur le plan du territoire occupé : Pauline Morier se penche sur l’intervention urbaine de Robert Prenovault-le-nomade. Que ce soit sur le plan des moyens de diffusion : Sylvain Latendresse commente l’œuvre-livre de Martin Lemm. Que ce soit sur le plan de la démarche, par l’élaboration collective d’œuvre, en explorant une manière différente de travailler dans ces temps où on recherche des solutions aux problèmes sociaux dus à l’économique. Deux textes traitent de telles expériences artistiques. Bernard Mulaire aborde celle d’Alain Bouchard et d’André Landry qui sont arrivés à effacer leur individualité, ni l’un ni l’autre ne prenant possession de l’œuvre. Ceux-ci n’ont pas agi non plus avec l’idée de «faire carrière», ce qui change bien des choses — ce ne fut d’ailleurs pas non plus un événement tape-à-l’œil, très médiatisé -, mais plutôt avec l’idée de partager une expérience intime vécue. Jacques Desruisseaux apporte un autre exemple d’une volonté de la part de quatre artistes de faire une œuvre commune, alors que même les innombrables expositions collectives ont un caractère individuel. La démarche de ces artistes n’a peut-être pas abouti à ce que leurs individualités se soient complètement fondues en une seule entité — démarche difficile, il faut bien le dire -, mais on sent très bien les interrogations auxquelles ces artistes ont été confronté-e-s en cours d’élaboration.

Jean Patry récidive en s’intéressant à la dernière édition du Festival international de nouvelle dansequi ne lui a pas apporté un égal bonheur. Un tel événement réunissant autant d’intervenant-e-s pose toujours un défi : comment le traiter, de qui parler? qu’en retenir?

Après un premier article sur Jean Narrache, paru dans le numéro précédent, Richard Foisy brosse ici un portrait d’Alphonse Piché, poursuivant son intention de mieux faire connaître nos premiers poètes du peuple et de la ville. Et il est heureux de pouvoir le faire du vivant de cet artiste.

Vous trouverez bien sur dans ce numéro la suite de vos «séries» favorites et palpitantes! 1) Le deuxième épisode du Chien de Sagres, cette nouvelle BD de Luis Neves, dans laquelle les rues de Berlin sont dures et le Sud beaucoup plus invitant… Ne pas se méprendre : l’auteur ne cherche pas à établir un parallèle avec la situation vécue au Québec. 2) La suite du feuilleton Les enclos, qui suit pas à pas la bataille opposant le RAAV et l’AADRAV. 3) Et l’acte 13 d’Alzheimer social de Paul Grégoire, dans lequel Djo, maintenant seul, ne reste pas longtemps seul… et semble avoir trouvé une solution à ses problèmes existentiels…

Et toujours cet ancrage dans l’actualité. Comme un cri du cœur, écœuré, deux gars de l’équipe ont «commis» un texte à la suite d’événements récents indiquant que la violence faite aux femmes n’est pas encore chose du passé. Deux autres «Coups de griffe» sont posés en parallèle, l’un gris pâle l’autre gris foncé (car rien n’est tout blanc ou tout noir dans la vie). Un coup de griffe positif pour souligner un geste de respect envers le travail des artistes un pas à la fois…). Un coup de griffe négatif pour démontrer, à l’aide d’un exemple apporté par Philippe Côté, comment la nouvelle politique culturelle québécoise n’est que de la poudre aux yeux qui, malheureusement, fonctionne bien et éblouit le milieu culturel. On ne le dira jamais assez : cette politique, tout en ce donnant l’apparence d’être le sauveur du monde des arts, agit dans le sent contraire (voir ESSE no 20).

Malgré tout, nous gardons le sourire (même s’il est noir) et continuerons, avec conviction, à démontrer que l’art a lui aussi une part d’intervention dans le social.

Johanne Chagnon
Cet article parait également dans le numéro 24 - Il en existe toujours
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