Très souvent, le terme canular est utilisé par le public pour qualifier une œuvre qu’il se refuse à reconnaître comme sérieuse et qu’il rejette du champ de la création. 

Le qualificatif s’entend alors non seulement comme un jugement, mais aussi comme une injure, une insulte, ramenant la ­production de l’artiste au niveau de la simple blague. Déjà au 19e siècle, le vocable est utilisé par les amateurs d’art pour repousser les ­innombrables ­propositions esthétiques nouvelles. Comme l’explique Nathalie Heinich, en accusant l’artiste de canuler, le public dénonce son ­manque de sérieux et de sincérité1 1 - Nathalie Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, collection « Paradoxe », 1998, particulièrement le chapitre cinq intitulé « Aux frontières de la sincérité », p. 123-145. . Il appert clairement que, pour eux, celui qui s’adonne au canular est obligatoirement un être à ­double face, ­hypocrite et sournois. Dans le contexte de l’art, cela ­équivaut à ­affirmer que l’artiste n’est pas désintéressé, qu’il n’est pas ­authentique. Ce travail de sape quant aux intentions du ­créateur doit être perçu comme une forme de protection que se donne le public accusateur devant la possibilité d’un réel canular qui le ­disqualifierait. 

Faux et usage de faux

Si un tel désir de se protéger fait régulièrement surface, c’est que l’histoire de l’art regorge d’anecdotes où des artistes se sont amusés à mettre en cause le système, à ridiculiser des collectionneurs ou à mystifier le public en fabriquant des faux ou en réalisant des ­canulars. Cependant, il semble que le canular soit devenu au fil du temps une des formes permettant le mieux aux artistes de questionner le monde de l’art et ses critères de valeur. Le cas le plus fameux reste sans aucun doute celui mis sur pied par Roland Dorgelès autour du peintre Joachim-Raphaël Boronali et son tableau Et le soleil ­s’endormit sur l’Adriatique. Accompagné, pour témoigner de son action, de journalistes, d’un photographe et d’un huissier de justice, Dorgelès ­attache à la queue d’un âne un pinceau afin de créer le fameux tableau. L’œuvre est ensuite exposée au 26e Salon des Indépendants, dans la salle 22, celle consacrée aux artistes humoristiques. Comme le fait remarquer Marc Partouche, « la mystification n’en est donc pas véritablement une dans la mesure où le public, même s’il n’en ­connaît pas les ­présupposés, reçoit cette œuvre pour ce qu’elle est : une ­plaisanterie2 2 - Marc Partouche, La ligne oubliée. Bohèmes, avant-gardes et art contemporain de 1830 à nos jours, Paris, Al Dante, collection « & », 2004, p. 106. . » 

Avec la publication des documents témoignant du coup monté dans l’édition du 1er avril 1910 du journal Fantasio, le canular est rendu public. Selon Partouche, par ce coup d’éclat, Dorgelès voulait ­« démontrer à ses amis, dont il déplore les choix artistiques, qu’il suffit de faire n’importe quoi pour que le succès soit au rendez-vous3 3 - Ibid., p. 107. . » Ce geste revêt donc un caractère critique en ce qu’il cherche à dénoncer le fonctionnement du système de légitimation du monde de l’art, mais sans chercher à mettre en cause la crédibilité du public. 

Comme le canular, la mystification est souvent perçue comme une facétie. Cependant, certaines mystifications cherchent plus à questionner le milieu, qu’il soit artistique, social ou politique, qu’à se moquer des amateurs d’art. C’est le cas, par exemple, de Thomas Grondin avec son projet Le Soldat inconnu, dans lequel il donne vie à Jean Boucher, un artiste disparu en 1984 et qui aurait vécu près du carré Viger à Montréal pendant de nombreuses années. La création de ce personnage, présenté comme l’oncle de l’artiste, est ­l’occasion pour Grondin de prendre contact avec les gens du quartier. Sous prétexte de vouloir mettre un peu d’ordre dans sa vie et ses idées, ­l’artiste se lance dans une enquête visant à rendre hommage à Boucher à travers la ­collecte d’anecdotes, d’histoires de vie et de moments marquants de la vie du quartier. La réussite du projet repose sur le respect des ­formes et des codes des différents discours qu’il utilise pour mystifier les gens, que ce soit ceux de la création artistique, de la ­correspondance personnelle ou de l’enquête historique, mais sans attaquer la ­crédibilité des spectateurs, préférant les intégrer ­complètement au processus de création. 

Du canular artistique contemporain

Il est donc difficile de comprendre pourquoi certains amateurs d’art continuent encore aujourd’hui à avoir recours à l’accusation de ­canular pour se protéger d’éventuelles plaisanteries artistiques. D’autant que comme l’affirme Yves Chalas, « devant une œuvre ­contemporaine, nul ne peut dire, ni le public, ni les experts, ni les critiques, ni les sociologues ou les historiens de l’art, pas même l’artiste qui en est l’auteur, à quel registre appartient prioritairement cette œuvre, celui du canular ou celui de l’art au sens immémorial du mot 4 4 - Yves Chalas, « Du canular dans l’art contemporain et de son intérêt sociologique », dans Jean-Olivier Majastre et Alain Pessin (dir.), Du canular dans l’art et la littérature. Quatrièmes rencontres internationales de sociologie de l’art de Grenoble, Paris-Montréal, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1999, p. 106. ». Si, pour Chalas, il ne fait aucun doute que « l’art contemporain a neutralisé le canular en s’unifiant définitivement à lui, en le plaçant au cœur de sa démarche créative 5 5 - Ibid., p. 108. », Jean-Pierre Saez pense plutôt qu’il fonctionne sur un autre mode. Selon ce dernier, « avec la post-modernité advient une conception du canular qui ne repose plus nécessairement sur la règle de son dévoilement mais sur celle de son incertitude, laissant au public témoin le soin de choisir s’il est en présence d’un canular, ou de ce qui en emprunte les apparences6 6 - Jean-Pierre Saez, « Onze thèses sur l’art du canular avec illustration », dans Jean‑Olivier Majastre et Alain Pessin (dir.), Du canular dans l’art et la littérature,
op. cit., p. 12. 
. » En ce sens, le cas de David Blaine, particulièrement reconnu pour ses tours de prestidigitation réalisés dans la rue, devient un cas extrêmement intéressant. 

Depuis 1999, l’illusionniste propose, dans des lieux ­extrêmement fréquentés, des événements performances dans lesquels il met à l’épreuve sa résistance physique. La série débute avec Buried Alive, où il est enterré vivant pendant sept jours et sept nuits sous six pieds d’eau, dans un cercueil de verre, à la vue du public. Au mois de ­novembre 2000, il réalise Frozen in Time, s’enfermant dans un bloc de glace durant 62 heures. Deux ans plus tard, il passe 35 heures, sans boire ni manger, sur une plate-forme de 56 centimètres, en haut d’un poteau de 27 mètres, pour réaliser Vertigo. Dix-huit mois plus tard, il jeûne pendant 44 jours dans une boîte de plexiglas suspendue au bout d’une grue mécanique, à 10 mètres du sol, pour Above the Below. Enfin, en mai 2006, il réalise Drowned Alive, alors qu’il passe une semaine complète dans une bulle de verre de 2,4 mètres remplie d’eau, avant de s’attaquer, six mois plus tard, à Revolution, pour laquelle il est enchaîné debout, jambes et bras écartés, dans un gyroscope, qui effectue 8 rotations par minutes et qui est hissé à une quinzaine de mètres de hauteur, duquel il s’extirpe au bout de 16 heures. 

Ces actions ne sont jamais justifiées par Blaine, qui laisse croire ainsi qu’il s’agit d’actes totalement gratuits, réalisés pour la beauté de la chose. Dans un entretien accordé à CNN le 30 août 2003, il affirme même à deux reprises qu’il considère que ces actions relèvent de ­l’univers des performances artistiques7 7 -

CNN, « David Blaine : « “I’d like to go as far as I can” », samedi 30 août 2003.
www.cnn.com/2003/SHOWBIZ/08/30/cnna.david.blaine/index.html

. Afin de bien faire ­comprendre la distinction qu’il opère entre ces événements et les tours de magie, il précise : « Je ne me vois pas du tout comme un magicien ou un ­illusionniste. Je suis un showman, j’aime la magie, j’aime l’art et j’aime la performance – ce sont des choses distinctes 8 8 - Ibid. [Trad. libre]». En faisant ­connaître ainsi ses intentions artistiques, Blaine peut prétendre à se faire octroyer une place dans le monde de l’art contemporain, où l’intention affirmée est souvent utilisée comme critère permettant la ­distinction entre une œuvre d’art et un objet ou une action ­ordinaire9 9 - oir à ce propos Nathalie Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, op. cit. . Mais ­peut‑on juger de la sincérité de cette intention ? Comment ­garantir que l’œuvre que l’on a sous les yeux est bien ­« l’extériorisation de cette intention », pour reprendre la formule de Heinich ?

Pour la sociologue de l’art, il ne faut pas perdre de vue « que le référent n’est plus l’authenticité de sens commun mais celle du monde de l’art, où les limites ont été fortement élargies par la ­génération ­précédente 10 10 - Ibid., p. 144.». Bien qu’il se montre de plus en plus perméable à ­toutes sortes de propositions, comme par exemple la performance de l’artiste chinois Zhu Yu mangeant un fœtus humain, le monde de l’art n’a toujours pas admis le travail de Blaine, considérant probablement comme insuffisantes ses déclarations sur sa démarche intérieure. Il semble extrêmement difficile de ne pas prendre en compte son travail d’illusionniste lorsque vient le temps de porter un jugement sur ses performances. 

Pourtant, sur Internet, on trouve un grand nombre de gens qui défendent bec et ongles l’association du magicien à la ­création ­artistique contemporaine. Pour eux, ce sont les critères ­traditionnels qui prévalent, ceux de l’originalité et du caractère ­unique des ­prestations, par exemple. Par ailleurs, ils considèrent le fait que Drowned Alive se soit déroulé devant le Lincoln Center for the Performing Arts comme une sorte de légitimation de ses prétentions artistiques. Ils ne se questionnent à aucun moment sur la possibilité que ces actions très spectaculaires ne soient que des illusions, que des tours de ­prestidigitation. Devant ce qui semble être un cas flagrant de canular, ces gens préfèrent fermer les yeux et croire. 

Ce que met réellement en lumière le cas Blaine, c’est que ­l’accusation de canular repose essentiellement sur l’adéquation ou non d’une proposition artistique avec l’idée que l’on se fait de l’art véritable. Il permet aussi de constater, si besoin était, qu’un écart ­toujours plus grand se creuse entre la définition de l’art selon le milieu des arts visuels et celle qui prévaut dans la population en générale. 

Pierre Rannou
Cet article parait également dans le numéro 60 - Canular
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