Hreinn Friðfinnsson, House Project, 1974.
photo  : permission | courtesy Galerie Claudine Papillon

Il y a une dizaine d’années, peut-être une vingtaine, eut lieu un ­événement majeur auquel aucun d’entre nous n’a pu échapper. Dans une région isolée de l’Islande, une petite maison disparaissait, victime des aléas climatiques, et nous étions tous, sans le savoir, emportés avec elle.

Que savons-nous de cette maison, plus petite que la moyenne, dont il ne reste aujourd’hui que quelques photographies en noir et blanc ? Elle fut bâtie à l’été 1974 par l’artiste Hreinn Friðfinnsson (né en 1943) dans le Reykjanes, une péninsule volcanique de l’île dont il est originaire. On sait aussi que cette maison, Project House, comme posée au cœur d’une vallée volcanique, participait de la matérialisation d’une fiction littéraire. En effet, s’inspirant du roman Íslenskur aðall (Aristocratie islandaise, 1938) de l’écrivain Thorbergur Thordarson, Friðfinnsson construisit cette maison à l’image de celle fabriquée par le personnage fantasque de Solon Gudmunnsson, qui souhaitait que sa maison fût comme inversée, c’est-à-dire que ses décorations (rideaux, papier peint…) soient accrochées non à l’intérieur mais à l’extérieur, afin que chacun puisse en profiter. À partir de cette étonnante histoire, Friðfinnsson créa ainsi une maison entièrement vide et sans plancher, dont les murs extérieurs étaient recouverts de papier peint sur lequel se détachaient des photographies de la construction de la maison. Il créa ainsi une maison étrange, ni foyer ni lieu de confort, où l’extérieur était devenu l’intérieur, mais un intérieur désormais répandu par-delà ses propres murs.

Hreinn Friðfinnsson, House Project, 1974.
photo  : permission | courtesy Galerie Claudine Papillon 

Cependant, contrairement aux vœux de Gudmunnsson, peu de ­personnes purent voir cette maison. De fait, l’artiste n’indiqua à ­personne sa position géographique exacte, n’encouragea jamais aucun amateur à tenter de la trouver, et n’entretint pas son œuvre au fil des années. Friðfinnsson ne se souciait pas que les spectateurs potentiels se ­déplacent pour venir voir l’œuvre. En effet, si nous considérons que ­l’intérieur de la maison est à l’extérieur, l’extérieur est entièrement contenu à l’intérieur de cette petite maison, ce qui poussa Friðfinnsson à déclarer que « cette maison contient le monde entier, sauf elle1 1 - Cité dans Hreinn Friðfinnsson, Bignan, Centre d’art contemporain de Kerguéhennec, 2002 (exposition du 7 avril au 2 juin 2002), p. 80. ». Dès lors, nul besoin de la visiter, car nous étions déjà tous dans la maison lorsque Friðfinnsson la bâtit. Suivant la même logique, on peut penser que visiter cette maison, rentrer en elle, aurait été sortir du monde et se placer dans un espace indéterminé, une sorte de vortex, un non-lieu.

Dans un entretien accordé à Hans-Ulrich Obrist2 2 - Hreinn Friðfinnsson, Londres, Serpentine Gallery/Verlag der Buchhandlung Walther König/Listasafn Reykjavíkur Reykjavik Art Museum, 2007 (exposition du 17 juillet au 2 septembre 2007)., Hreinn Friðfinnsson revient sur la genèse de ce travail. Il ne s’agissait réellement pour lui ni d’une sculpture à venir admirer sur place, ni d’une installation, en aucun cas d’une œuvre identifiée par un cartel ou une pancarte. De fait, l’idée de l’œuvre devait se propager dans l’esprit des gens comme une rumeur ou un secret. Ce point est particulièrement intéressant dans la ­compréhension de l’œuvre, car cette dernière repose sur un pivot ­pouvant être aussi fragile que solide, la rumeur étant parfois plus tenace qu’aucun autre témoignage. Il s’agissait donc d’une œuvre non pour des amateurs d’art éclairés et disposés à se rendre en pèlerinage en Islande pour la découvrir, mais destinée à ces promeneurs probablement égarés dans cette zone hostile de l’île qui la découvrirent et en parlèrent autour d’eux, jusqu’à ce que ces on-dit reviennent aux oreilles de l’artiste. 

Hormis ces quelques randonneurs, la petite maison de Friðfinnsson n’existait que dans l’imagination de ceux qui avaient pu en entendre parler, appartenant dès lors à une communauté invisible d’individus connaissant son existence, mais ne l’ayant a priori jamais vue. Parler de communauté est cependant bien illusoire, puisque cette dernière était naturellement consciente du fait qu’elle disparaîtrait un jour, en même temps que disparaîtrait la maison, puisque être à l’intérieur de la maison tous ensemble n’aurait plus de sens. L’arbre qui tombe dans la forêt et que personne n’entend fait-il du bruit ? On peut de même se demander si, dès lors que nous savons que la maison a aujourd’hui disparu3 3 - Dans l’entretien avec Hans-Ulrich Obrist, l’artiste explique en effet que ­l’œuvre s’est détériorée durant les dix dernières années, et qu’il ne reste aujourd’hui ­quasiment rien d’elle, hormis quelques débris. Ibid., p. 52. , nous ne pouvons que porter le deuil de la dissolution de cette communauté fictive, dans laquelle l’œuvre nous a plongés sitôt que nous en avons pris connaissance. Il n’est pas inutile de rappeler que l’œuvre exige de son spectateur invisible une certaine croyance en cette histoire qui, plus que de ressembler à un mensonge, se rapproche plutôt du conte.

Hreinn Friðfinnsson, Second House, Domaine de Kerguéhennec, 
Fonds national d’art contemporain, 2007.
photos : Aurore Macario, permission | courtesy Domaine de Kerguéhennec

L’artiste s’est également confronté au souvenir de sa propre œuvre, en choisissant de réaliser une seconde petite maison, non la jumelle de Project House, mais une cousine quelque peu éloignée. En 2007, il réalisait pour le Domaine de Kerguéhennec (Bignan, France), Second House, une maison elle aussi plus petite qu’une maison normale, mais dont le papier peint et les photographies étaient bien placées en son intérieur parqueté. On pouvait également y voir, se reflétant dans un miroir posé au sol, le souvenir en fil de fer de Project House, placé sur une roche venue d’Islande. Cette œuvre dans l’œuvre nous rappelle qu’un jour nous avons été, avec d’autres, dans une petite maison comparable à cette Second House

Cette maison, qui semble perdue dans le domaine de Kerguéhennec, juste devant le château, éveille en chaque visiteur une curiosité ­enfantine, alors qu’il cherche à deviner ce qui se cache à l’intérieur. Surplombant l’étang du domaine de Kerguéhennec, l’œuvre nous trompe de loin, n’apparaissant pas pour ce qu’elle est – une petite maison –, mais distordant plutôt le paysage, devenant dès lors un décor de contes, arbres immenses et maison perdue au milieu d’une clairière. Ce n’est qu’en s’approchant que la supercherie féerique se dévoile, lorsque nous nous courbons pour regarder à l’intérieur. Fenêtres et porte fermées, on ne peut  apercevoir l’intérieur de la maison qu’en frottant ses manches aux vitres grises de poussière. Cependant, puisque la maison demeure fermée, elle ne peut que réveiller en nous le souvenir de l’œuvre disparue de 1974, construite comme une légende à laquelle nous souhaiterions croire. 

Camille Paulhan, Hreinn Friðfinnsson
Cet article parait également dans le numéro 66 - Disparition
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