Clare Patey Empathy Museum’s A Mile in My Shoes, KIKK Festival, Namur, 2017.
Photo : Simon Fusillier

De l’opacité contre les dérives de l’empathie

Mirna Abiad-Boyadjian
Je dois, pour voir, être libérée de moi-même... L’autre –  l’existence inconnue, anonyme.— Clarice Lispector

Dans les premières pages des Argonautes du Pacifique occidental (1922), Bronisław Malinowski, qui séjourna à de nombreuses reprises parmi les Trobriandais de la Nouvelle-Guinée, célébrait la puissance de ­l’ethnographie en ces termes : « Qu’est-ce donc que cet art magique de l’ethnographe, grâce auquel il parvient à percer à jour la véritable mentalité indigène, à brosser un tableau authentique de l’existence tribale1 1 - Giulia Fabbiano, « Déconstruire l’empathie : Réflexions sur l’art magique de l’ethnographe », Journal des anthropologues, 2008, p. 114-115, <http://journals.openedition. org/jda/321>. ? » Cet art magique capable de pénétrer les couches profondes de l’existence indigène, ce superpouvoir supposé de l’ethnographe – ici, Malinowski lui-même – rappelle à bien des égards celui de l’empath, figure courante de la science-fiction contemporaine, cet être « empathique » doué d’hypersensibilité qui se glisse télépathiquement dans l’intimité d’autrui pour en révéler les plus infimes vérités2 2 - Le protagoniste de Code 46 (2003), de Michael Winterbottom, en constitue un exemple. Par-delà la science-fiction, certaines personnes se déclarent « empath » et demandent d’importantes sommes pour une consultation. C’est une pratique proche de celle du médium. Voir à ce sujet Richard Godwin, « “It’s a Superpower”: Meet the Empaths Paid to Read Your Mind», The Guardian, 24 juin 2017, <www.theguardian. com/science/2017/jun/24/superpower- empaths-paid-read-mind-empathy>.. Cette acception élémentaire et largement répandue de l’empathie comme fantasme de l’accès direct aux états d’âme d’autrui persiste, non sans le risque de reconduire certaines dérives, dont celles d’une projection totalisante et d’une illusion de transparence.

Clare Patey
Empathy Museum’s A Mile in My Shoes, KIKK Festival, Namur, 2017.
Photo : Simon Fusillier


En 2013, à Athènes, le philosophe Roman Krznaric présentait une conférence TED, How to Start an Empathy Revolution, inspirée d’un ouvrage publié quelques mois plus tôt3 3 - On peut visionner la conférence sur YouTube : TEDx Talks, How to Start an Empathy Revolution: Roman Krznaric at TEDx Athens 2013, 28 janvier 2014, <www.youtube. com/watch? v=RT5X6NIJR88>. Empathy: A Handbook for Revolution est le titre de l’ouvrage.. Selon lui, l’empathie constituerait un antidote à l’hyper­individualisme des sociétés capitalistes néolibérales et aux conflits qui embrasent notre monde. Porté par la conviction d’une possible révolution sociopolitique par l’empathie, Krznaric a notamment fondé, en 2015, l’Empathy Museum4 4 - Site Internet du musée : www.empathymuseum.com., organisation sans lieu fixe qui se consacre à la mise en œuvre de projets artistiques participatifs visant à accroitre notre compréhension d’autrui. Par exemple, le projet A Mile in my Shoes de Clare Patey, artiste et directrice du musée, consiste en une boutique de chaussures où le public est invité à enfiler la paire de son choix le temps d’une promenade durant laquelle il écoutera le récit de la personne qui en a fait le don. S’il est évident que le musée de l’empathie exprime le noble désir d’une humanité partagée, je peine à croire que des projets tels que celui-ci engagent une révolution qui renverserait en profondeur nos manières d’être ensemble.

Le problème n’est pas qu’on puisse s’émouvoir ou non à l’écoute des récits ; il réside plutôt dans la prescription de l’empathie comme remède universel (et universalisant).

Dans son œuvre, Patey littéralise, on l’aura deviné, la fameuse expression anglaise to put yourself in someone else’s shoes. Elle suggère ainsi que l’empathie est un art, une faculté de se mettre à la place d’une autre personne afin de comprendre ses idées, de ressentir ses émotions, d’éprouver ses expériences, etc. Or, cette conception humaniste présuppose la transparence de l’autre (et du sujet à lui-même), tout en perpétuant l’illusion qu’il est possible de le comprendre dans un élan fusionnel. Édouard Glissant rappelait avec éloquence qu’il y a, dans le verbe comprendre, « le mouvement des mains qui prennent l’entour et le ramènent à soi. Geste d’enfermement sinon d’appropriation »5 5 - Édouard Glissant, Poétique de la relation,
Paris, Gallimard, 1990, p. 206.
, qui, au lieu d’ouvrir à la relation, en réduit à l’extrême les potentialités et promeut une sensibilité faite de clichés, menant à un « lien social » dépourvu de poésie. C’est dans cet esprit qu’il insistait sur le droit à l’opacité : droit de chacun de garder son « ombre », opacitas, c’est-à-dire des zones de non-connaissance irréductibles à toute tentative de catégorisation. Dès lors, s’il ne s’agit pas de comprendre autrui, comment concevoir l’empathie par-delà les limites de la conscience et de la subjectivité, à la confluence de nos opacités existentielles respectives ? Peut-être au moyen d’une poétique de la relation qu’on retrouve à l’œuvre dans de nombreuses pratiques artistiques. Se détournant de la quête transparentiste qui caractérise notre époque, en quoi ces pratiques engagent-elles une relation au monde plus complexe et nuancée, qui se noue et se dénoue au rythme de nos énergies vitales ?


Résonance du corps-mouvement

Depuis plusieurs années, l’artiste et chercheuse brésilienne Mariana Marcassa développe une pratique thérapeutique performative qui s’ancre dans le rapport entre la voix et la mémoire traumatique du corps. L’artiste a mené une enquête de longue durée sur le banzo, état d’âme dépressif qui affligeait les esclaves africains amenés au Brésil et qui affecte encore aujourd’hui leur descendance. Sa recherche l’a conduite sur les terres de la région du sertão mineiro dans le nord du Brésil, afin d’y explorer les différentes manifestations sonores (cris, pleurs, chants, etc.) de cette douleur, laquelle impose au corps une forme d’impuissance, « an absolute non-life-power6 6 - Propos de l’artiste : <https://cargocollective.com/marianamarcassa/banzo-sounds>.». L’anesthésie organique qui en découle entrave les potentialités régénératrices du vivant aux prises avec les forces dévorantes du banzo, poussant à l’apathie, à la dépression, voire au suicide. Il s’agit d’un mal charnel directement lié aux effets de la logique coloniale esclavagiste, qui, selon l’artiste, se distingue de la mélancolie telle qu’elle se définit en Occident. En quoi ce vécu nous est-il accessible ? Comment résister à la tentation de s’y identifier, de le « comprendre » ? Ce qui se donne à sentir, ce qu’on peut véritablement en capter, ce sont les forces que portent et emportent les cris, les pleurs, les chants, etc. Le banzo est ici envisagé comme une affection sonore, non assignable à un individu en particulier, soit une force sensible extrapersonnelle qui capture l’âme des choses comme des êtres depuis cinq siècles, et plus intensément dans certains territoires du Brésil. Ainsi, ­l’approche de Marcassa s’écarte des thérapeutiques instituées par la psychologie classique, qui sous-tendent des actes cliniques souvent basés sur une segmentation du corps, de l’esprit et du milieu. L’artiste a depuis élaboré plusieurs performances solo et collectives rattachées à cette recherche, effectuée dans le cadre de sa thèse en psychologie clinique à l’Université pontificale catholique de São Paulo sous la direction de Suely Rolnik. Ce travail l’a aussi amenée à élargir son champ d’expérimentation à d’autres souffrances tout en en approfondissant l’aspect relationnel à travers l’écoute, condition à l’ouverture d’un espace de résonance, lequel renvoie à notre capacité d’affecter et d’être affecté.


À l’occasion de l’exposition Études conviviales organisée à SBC galerie d’art contemporain, Mariana Marcassa proposait le projet Témoigner d’un autre esprit, qui prenait la forme de séances individuelles de 30 à 40 minutes, sur rendez-vous. Elle avait investi un coin de la galerie pour mettre en place son dispositif : un tapis au sol, recouvert d’un drap blanc et accompagné d’un tissu voilé tombant du plafond pour intimiser l’espace, s’entourait de multiples objets comme de grands sacs remplis d’eau, des bougies et des instruments de musique (berrante, tambour d’océan, xylophone, bol chantant, maracas, etc.). Au début de la séance à laquelle j’ai participé, l’artiste m’expliqua qu’il s’agissait d’activer ensemble un processus d’exploration sensible, médiatisé par des objets sonores, en vue de libérer des mémoires corporelles obstruées. Chaque séance se module de manière singulière en fonction de l’énergie du milieu – entre elle, les objets et la personne –, le déroulement ne répondant à aucun protocole qui viendrait prédéterminer la rencontre : on entre dans l’imprévisible, sans savoir comment on en sortira.

Mariana Marcassa
Voicing Another Spirit, performance, SBC Galerie d’art contemporain, Montréal, 2018.
Photos : Clara Lacasse


Inspirée de la démarche de Lygia Clark et de ses expérimentations radicales menées à partir des années 1970 avec la Structuration du Self, sa pratique mise sur une communication non verbale qui laisse place à l’émergence d’affects, ces forces intensives qui traversent les êtres. Nous sommes donc bien là, ensemble, sur un plan sensible qui toujours nous déborde et nous entre-prend7 7 - Il importe de préciser que la pratique de Marcassa déborde le circuit institutionnel de l’art. Celle-ci conçoit son travail dans la durée en offrant des séances dans son studio – résonance des corps, magie… Dans ces conditions, on s’éloigne de la logique identitaire (et d’identification) pour considérer des processus de singularisation qui ouvrent à la relation au sens où l’entendait Glissant, à savoir un rapport mutuel qui se compose dans et de l’imprévisible, par opposition au déterminisme. Ce qui importe alors, c’est la formation (Gestaltung) active de la relation par la coexistence des opacités, qui trament « des tissus dont la véritable compréhension porterait sur la texture de cette trame et non pas sur la nature des composantes8 8 - Édouard Glissant, op. cit. p. 204. ».

Corps à corps

C’est dans cette optique relationnelle au sens plein du terme que l’ethnologue Jeanne Favret-Saada envisageait son expérience de terrain sur la sorcellerie, dans la région bocagère du nord-ouest de la France entre 1969 et 1972. À rebours de l’observation participante et de l’empathie, elle revendiquait dès la fin des années 1980 une prise en compte des « affects dépourvus de représentations » pour constituer l’ethnographie. Pour qu’enfin l’anthropologie empiriste en finisse avec le présupposé d’une transparence du sujet humain envers lui-même (et autrui), l’intensité affective qui accompagne les situations de communication involontaire, sans intentionnalité, devait gagner, selon elle, un statut épistémologique. Il n’est pas question de prendre la place d’autrui, mais de prendre place ou de se voir assigner une place au sein d’une communauté, où l’on pourra expérimenter les forces qui la traversent et leurs effets. « De participer et d’être affecté, suggérait-elle, cela n’a rien à voir avec une opération de connaissance par empathie, quel que soit le sens dans lequel on entend ce terme9 9 - Jeanne Favret-Saada, « Être affecté », dans Désorceler, Paris, Éditions de l’Olivier, 2009, p. 155. » Il s’agit plutôt d’une affection réciproque, d’un échange enveloppé de mystère, dans la mesure où jamais on ne pourra percevoir les images qui, pour l’autre et pour lui seul, sont associées aux forces en jeu.

L’affect non représenté que réclamait Favret-Saada, cette charge énergétique qui circule et nous saisit, ouvre à la vie sensible et à sa puissance de liaison.

Avec la performance vidéo Corps à corps10 10 - Il existe une version anglaise intitulée Close-Combat (2016) et interprétée par Inka Ernst, membre du collectif féministe TEN. (2015) créée par Louisa Babari et Célio Paillard se dégage un espace de résonance et de transmission des affects de la révolte coloniale. Paillard y interprète Fanon, le corps à corps colonial, texte de la philosophe Seloua Luste Boulbina qui aborde la pratique psychiatrique de Frantz Fanon alors qu’il était médecin en chef à l’hôpital de Bilda, en Algérie. C’est à cette époque que Fanon constate à quel point la guerre puis la domination coloniale traversent le corps des personnes colonisées. Paillard donne corps aux mots de Boulbina et en prolonge l’impulsion affective. Sa voix s’accompagne de mots qui surgissent sur un écran noir, tantôt en synchronie, tantôt en discordance. Le son, renforcé par un visuel sobre et précis, induit un effet immersif qui agit sur le plan infra-individuel et qu’on exploite souvent pour éveiller une force de résistance collective. Les artistes ont élaboré cette procédure pour faire écho au rapport entre la voix et le corps chez Fanon. Car nous savons qu’il n’écrivait pas ses textes, mais les dictait, entre autres à sa compagne, Josie Fanon. Cette pratique est celle d’une écriture du corps en mouvement lancé dans une improvisation. Il voulait que ses mots portent son expérience vécue en ce qu’elle recèle d’insaisissable. Corps à corps transmet le souffle de la révolte qui vit et survit au niveau moléculaire dans les corps engagés dans un processus de décolonisation.

Louisa Babari & Célio Paillard
Close-Combat, captures vidéos | video stills, 2016.
Photos : permission des artistes | courtesy of the artists


La relation est un mouvement ; elle est ce qui relie et relaie. Les pratiques de Marcassa et de Babari et Paillard déploient une poétique de la relation vécue souterrainement et, ce faisant, elles en complexifient les composantes. En ce sens, elles concernent moins l’empathie que la sympathie des choses11 11 - Lars Spuybroek, The Sympathy of Things: Ruskin and the Ecology of Design, Rotterdam, V2_Publishing, 2011, p. 159-177. – l’Einfühlung – en tant que forme d’expérience esthétique relevant d’une communion affective, d’un « sentir-avec ». Une communion dont le principe n’est pas l’identification, comme on aurait tendance à le croire, mais l’intuition. C’est par elle qu’on se « transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable », écrivait Henri Bergson12 12 - Cité dans David Lapoujade, Puissances du temps : Versions de Bergson, Paris, Les éditions de Minuit, 2010, p. 53. Référence originale : Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1934, p. 181.. C’est de la vie comme mise à l’aventure des corps suivant une logique de la rencontre plutôt que de la reconnaissance.

Celio Paillard, Clare Patey, Louisa Babari, Mariana Marcassa, Mirna Abiad-Boyadjian
Celio Paillard, Clare Patey, Louisa Babari, Mariana Marcassa, Mirna Abiad-Boyadjian
Celio Paillard, Clare Patey, Louisa Babari, Mariana Marcassa, Mirna Abiad-Boyadjian
Cet article parait également dans le numéro 95 - Empathie
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