ADDENDUM La destruction du WTC dans le prisme de l’image extrême

Paul Ardenne

Retransmise en direct sur toutes les grandes chaînes TV que compte ce monde, la destruction, le 11 septembre dernier, à New York, du World Trade Center offert à l’amateur d’images bien trempées un somptueux bouquet de figures extrêmes. Soudaineté de l’événement, complète incrédulité suscitée par celui-ci, violence inouïe de l’attaque terroriste : ce scénario, aucun réalisateur de films catastrophe ou de reality show ne l’avait rêvé. À la perfection sidérante des faits, il faut ajouter dans ce cas précis leur impeccable enchaînement tragique, depuis l’impact d’avions de ligne utilisés comme bombes volantes jusqu’à l’effondrement des Twin Towers et un détour par la chute de corps humains précipités dans le vide. Aucune contestation possible, au bout du compte : la réalité, cette fois, aura vertement remis la fiction à sa place.

Images « extrêmes », de fait, que celles diffusées sur l’écran planétaire ce funeste 11 septembre, New Day of Infamy pour la nation américaine. Images en conséquence déstabilisantes, radicalement étrangères à notre code visuel sinon à l’inconscient optique occidental. Images, du même coup, tourmentant l’esprit au point que certains aient eu à cœur de prescrire pour le regard blessé une thérapie. Les médiologues en particulier, charognards patentés de l’image, qui pressentirent dans l’instant le crédit de scientificité que pourrait leur valoir le décryptage d’une offre visuelle si ravageuse dans ses effets psychiques. C’est ainsi que l’Institut National de l’Audiovisuel en France, programmait dès la mi-septembre débat relatif aux images des attentats de New York et de Washington ayant eu lieu quelques jours plus tôt, débat fondé sur ces questions : « Quelle chronologie et quel traitement télévisuel retenir de cet événement hors norme ? Quid de l’impact des images et de leur répétition ? Certaines images ne vont-elles pas jusqu’à troubler nos repères entre réalité et fiction1 1 - Texte du carton d’invitation aux Lundis de l’INA, séance du 1er octobre 2001 : « 11 septembre 2001, la guerre en direct ».… ? » Autant de questions évidemment surfaites dont tout un chacun avaient déjà la réponse chevillée au corps, éprouvée dans sa chair du simple fait d’avoir regardé.

Ce souci de rationaliser des images dont l’extravagance prend de court la raison montre assez, de ces dernières, le caractère exter. Par définition, l’image extrême est anti-rationnelle. À l’évidence dépassée par elle, obsédée à la consigner dans le giron de l’analyse, la raison la supporte mal. Pourquoi cet agacement ? Le motif en est que l’image extrême se constitue non comme une image ordinaire mais comme un événement, authentique Erlebnis faisant advenir de concert, en les mariant, le non-pensé psychique et l’impensable optique. Une image qui est en soi un événement vrai, cette fois, autant dire une contestation des conceptions modernes de 1’« événement ». Il s’agit bien, pour la circonstance, de récuser sans ménagement le point de vue désabusé d’un Patrick Champagne, pour qui « ce qu’on appelle un événement n’est jamais en définitive que le résultat de la mobilisation — qui peut être spontanée ou provoquée — des médias autour de quelque chose qu’ils s’accordent, pour un certain temps, à considérer comme tel2 2 - Patrick Champagne, « La vision médiatique », in La Misère du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu, Seuil, Paris, 1993. ». S’agissant de l’image extrême, le médium n’est pas le message, le contenu y important plus que le contenant. De quoi rendre caduque la thèse de l’imperium médiatique qui règlerait dorénavant, paraît-il, notre rapport au réel, thèse peu ou prou banalisée voulant que notre sens du monde soit avant tout tributaire des représentations auxquelles nous soumettent les médias. Au demeurant peu importe que les médias accordent ou non de l’importance à ce type particulier d’image qu’est l’image extrême, et le temps que dure cette sollicitude. L’image extrême dirige la médiation, qui s’y soumet, plus qu’elle n’est dirigée par elle.

L’image extrême, on le pressent, n’est pas stable dans le temps. La répétition du contact avec celle-ci, l’habitude que l’on en acquiert ne sont pas sans modifier sa nature. De sa fréquentation naît ainsi l’effet de familiarité doublé de son corollaire, le recul de la stupeur. Qu’il se familiarise avec l’image extrême, le sujet se construit bientôt une icône intérieure, par incorporation. Un processus au cours duquel l’image prend une tournure moins agressive, et se « désextrémise ». À ce stade, on ne découvre pas, on reconnaît. On ne s’effare plus, on médite. Signe que l’image, naguère extrême, est en passe d’intégrer la vaste « réserve » des images choc (de type mort au combat, crimes horrifiques, exécutions publiques, génocides et autres catastrophes, etc.), apparentée à un matériau d’archive. Ce qui reste de l’image, ce n’est plus l’extrême mais le sensationnel, sa version sécularisée, domestiquée ce qu’il convient, appelée à une vocation documentaire ou marchande.

Le montage en boucle des images télé du WTC foudroyé subi des jours durant par le téléspectateur planétaire s’inscrit dans cette logique de domptage et de familiarité aboutissant à « désextrémiser » l’image extrême. Ses effets ? Purger du désir, son principal ressort, la compulsion. Changer la compulsion elle-même en résignation (« Es, ist so », eut dit le jeune Hegel, « C’est ainsi ») ou en acte de consommatation, (l’image infiniment reproduite dans toutes les gazettes, devenue inévitable, garantie de ventes soutenues). Fin de la productivité libidinale de l’image. S’en vient alors ce temps pacifié où les images extrêmes « désextrémisées » se voient affectées à des missions autres que l’ébranlement du spectateur. De moins en moins cathartique à mesure que les témoins directs s’effacent et que le temps de l’histoire remplace celui de la confrontation, leur fonction est en tendance d’essence consumériste. Une de ces affectations consuméristes, en Occident, se concrétisera de la sorte dans la destination hollywoodienne : fournir l’objet d’un film prochain. Voir Pearl Harbor ou Les rois du désert récemment3 3 - Pearl Harbor (sur l’attaque de la base américaine du même nom par les Japonais, en décembre 1941), film de Michael Bay, Touchstone Pictures, 2001; Les rois du désert (sur la guerre du Golfe), film de David O. Russell, Warner Bros, 2000., et l’impression connexe que l’on forme, en exagérant certes un peu, d’un renversement : on ne ferait pas la guerre pour défendre telle ou telle cause mais pour faire des images, le WTC n’aurait pas été détruit au nom de revendications anti-impérialistes mais dans le but d’inspirer une superproduction dans le genre Midway, Paris brûle-t-il ? ou Platoon, nouveau succès prévisible au box-office intitulé, cette fois, La destruction du WTC. Dit d’un trait, à la Clasusewitz, la guerre comme continuation du cinéma et de la TV par d’autres moyens.

Paul Ardenne
Cet article parait également dans le numéro 44 - Image extrême
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