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Les deux projets de Bertille Bak proposés par le MAMVP, Transports à dos d’hommes et Ô quatrième, nous emmènent dans des univers très différents. Le premier est le travail issu d’un séjour de plusieurs mois dans un campement tsigane à Ivry-sur-Seine, en banlieue parisienne. Le second nous conduit au cœur de Paris, dans le lieu de résidence des sœurs les plus âgées de la compagnie des Filles de la Charité de saint Vincent de Paul.

Aussi différents soient-ils, les individus de ces deux communautés partagent une inquiétude : le déplacement territorial qui les menace. Bertille Bak cherche ici, comme dans d’autres projets, à définir ce que peut être un espace vécu, en quoi il diffère du territoire que la société nous réserve. Comment se superposent espaces vécus, lieux de vie et territoires assignés dans la construction de l’identité de ces communautés minoritaires ? Le film Transports à dos d’hommes ne nous montre pas seulement les activités quotidiennes d’une communauté tsigane, mais les stratégies qu’elle doit élaborer sans cesse pour continuer d’exister. Le travail de l’artiste consiste en partie à proposer des outils pour faire apparaître ces stratégies. L’installation Notes englouties présente par exemple des plans indicateurs lumineux d’itinéraires (PILI) des métros de plusieurs villes européennes, celles dans lesquelles les Tsiganes gagnent leur vie – en partie – en jouant de la musique. L’artiste a enregistré le fond sonore des itinéraires possibles et les a confrontés au répertoire musical de la musique tsigane. Une analyse spectrale permet de visualiser les notes devenues inaudibles à cause des bruits ambiants. On y découvre qu’il est préférable de faire de la musique à Berlin plutôt qu’à Madrid si l’on veut être entendu. Ces plans, qui servent habituellement à trouver son trajet en l’indiquant par des points lumineux, deviennent des indicateurs du meilleur chemin à prendre pour ne pas disparaître. On peut se demander aussi s’ils ne peuvent pas contribuer à établir une stratégie inverse,qui consisterait alors à se faire remarquer le moins possible. Car le camouflage est un autre aspect de la résistance et de l’inscription dans le territoire. Dans cet esprit, Bertille Bak a réalisé avec les enfants des ateliers de peinture, qui ont consisté à peindre des draps aux couleurs de l’environnement. Ceux-ci permettent en deux minutes de recouvrir totalement une caravane afin de la dissimuler dans le paysage (Dorohoï-Paris via Bucarest et Nuremberg).

Ô quatrième aborde aussi la question de la déterritorialisation et de l’identité territoriale. On y suit la vie quotidienne de sœur Marie-Agnès. Parmi ses activités, certaines semblent dérisoires, d’autant plus que les Filles de la Charité sont un ordre missionnaire. Avec d’autres religieuses, elle découpe par exemple des annuaires de toutes époques, certains datant des années 1930, en deux, feuille par feuille, dans un silence de rigueur. « Il ne faut pas découper les mots », nous dit-elle. Elle les habille ensuite de tissu de récupération. Ils serviront à réduire la dureté du bois des prie-Dieu pour les genoux fatigués. La religieuse habille aussi des bouchons avec des restes de laine pour en faire des personnages. Ces gestes ritualisés tiennent lieu de stratégie pour occulter le problème qui occupe toutes les religieuses : la vie au quatrième étage. La règle de l’institution veut qu’il soit réservé aux sœurs qui n’ont plus assez d’autonomie pour résider dans les étages inférieurs. Celles qui n’y sont pas encore aimeraient différer le plus longtemps possible le moment où elles y seront déménagées, tandis que celles qui y sont doivent gérer un paradoxe existentiel de taille : le déplacement est synonyme d’un rapprochement avec le divin, mais aussi d’une fin de vie dans la dépendance.

Bertille Bak, Ô Quatrième, captures vidéo, 2012.
photos : © Bertille Bak

Contrairement aux apparences, les films de Bertille Bak ne sont pas des documentaires qui viseraient à livrer une vision intimiste de ces communautés minoritaires. Ils sont plutôt l’occasion de créer et d’énoncer une fiction qui permet aux acteurs de se réapproprier les espaces vécus. En partant de leur vie quotidienne, l’artiste parvient à intégrer ces communautés dans des jeux de faire-semblant qui donnent lieu à des scènes parfois surréalistes, comme lorsque les Tsiganes répètent leur musique dans une caravane en la confrontant aux bandes sonores des métros européens. Dans Ô quatrième, un fauteuil monte-personnes, qui semble être installé au milieu de nulle part (Sans titre), sert aux religieuses à coller des affiches sur lesquelles on peut lire : « plus près de toi seigneur », le plus haut possible. Manifestation dérisoire, mais symptomatique de la volonté de valoriser son existence sur terre une fois qu’on a atteint ce fameux 4e étage. Au dos du fauteuil, des instructions concernant la sécurité à bord, reprenant la planche que l’on trouve dans les avions, ritualisent la montée au ciel et présentent les gestes à adopter avant l’atterrissage au paradis.

D’autres données factuelles sont mises au service de la fiction, et c’est là peut-être l’aspect du travail qui demande de la part du spectateur la plus grande attention. Les bandes sonores des films sont faites de bruitages et permettent encore une fois à l’artiste d’affirmer la dimension fictionnelle de ses projets. Dans Ô quatrième, le bruitage a été fait à partir d’objets modestes appartenant aux sœurs : une clé, un bouton dans une pochette en plastique, une semelle, un dé à coudre, une paire de ciseaux ou un verre, que l’exposition montre dans des boîtes (Bande-son).

Aux déplacements imposés à ces populations, Bertille Bak offre ainsi un cadre qui, relevant presque de la dramaturgie, permet un temps de se reterritorialiser, de créer des passages ou, comme le titre de l’exposition l’indique, des circuits, afin de redessiner le pourtour d’un lieu de vie.

Nathalie Desmet
This article also appears in the issue 77 - Indignation
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