Un art sans signature

Sylvette Babin

« Auparavant, Duchamp avait fait de la signature un signe “impropre” en apposant un nom sans référent, “R. Mutt”, sur un urinoir sans valeur. Le nom s’y trouvait ex-orbité, démesurément mis en évidence, placé sur l’orbite d’un support avec lequel il entrait en conflagration. Mais le nom y était aussi anti-gravitationnel, dépourvu du centre de gravité qu’est la référence au nom de l’artiste. Dans l’après-guerre, les artistes vont également assurer à la signature une position “ex-orbitée”, mais cette signature sera par contre la gravitation même de leur identité, ancrage à partir duquel se déclineront leurs multiples postures5 5 - Marie-Anne Brayer, Exposé, revue d’esthétique et d’art contemporain, no 1, printemps-été 1994, p. 13.. »

Prise au pied de la lettre, la signature est d’abord la mise en forme du nom, cette marque qui nous identifie. Mais le pouvoir qu’on lui attribue est sans commune mesure. Œuvrant en l’absence du signataire, elle en adopte l’identité et se pare d’une autorité législative, administrative ou symbolique. En authentifiant un document ou un objet, la signature confère, en quelque sorte, un droit d’existence. Elle liera même « l’objet d’art » et la personne qui le signe en une relation d’interdépendance où l’œuvre acquiert une valeur artistique sous la signature de l’artiste, dont l’existence est validée par la reconnaissance de l’œuvre signée.

La signature fait aussi référence à la singularité d’un individu, à la trace symbolique qu’il tente de laisser dans la société. En ce sens, elle est représentée par la production des œuvres d’un artiste. Mais depuis les avant-gardes, la perception de la notion même de signature s’est considérablement transformée. Des attitudes distinctes sont alors identifiables, allant d’une hypertrophie du sujet ou de son nom, à la remise en question de l’autorité auctorale, jusqu’à des tentatives d’effacement complet de toutes formes de signatures. On a vu celles-ci se déplacer à l’endos des toiles, les œuvres/objets ont fait place à des dispositifs ou à des expériences esthétiques, des collectifs se sont formés, parfois sous pseudonymes, et le public a été invité à prendre une place plus importante dans le processus de création.

En contrepartie, la célébration de la signature (et la surexposition de soi) a pris des proportions surprenantes tant sur la scène publique qu’artistique6 6 - Nous en ferons d’ailleurs le sujet de notre prochain dossier, L’extimité ou le désir de s’exposer, parution en septembre 2006.. Nous avons vu surgir différentes stratégies d’autopromotion et de médiatisation du nom, l’usage de la signature et du logotype comme sujet de l’œuvre, la récupération d’outils publicitaires à des fins artistiques, bref, autant de situations où le nom de l’artiste sera « ex-orbité », pour reprendre ici le terme de Marie-Anne Brayer citée en exergue. Critique ou parodie du système capitaliste, cynisme envers la société du spectacle ou simple désir de mettre en place tous les moyens possibles pour accéder à une reconnaissance artistique ? Les motivations ne sont peut-être pas aussi tranchées, mais elles semblent néanmoins contredire l’hypothèse de l’avènement d’un art sans signature.

D’ailleurs, l’art peut-il réellement échapper à la signature ? Si l’objet s’est transformé en gestes d’art, il n’en reste pas moins que ces mises en situations sont généralement revendiquées par leurs auteurs et deviennent, d’une manière ou d’une autre, des actes signés. Les pratiques dites furtives, les interventions discrètes ou à faible coefficient de visibilité et les actions diffusées à l’extérieur du champ de l’art – par exemple, dans différents espaces urbains, sur les ondes télévisées ou dans le cyberespace, dans les rayons d’une bibliothèque ou même dissimulées au revers d’un vêtement – sont peut-être sans signature pour le public qui les découvre par hasard, mais elles recouvrent leur plein pouvoir d’œuvre d’art lorsqu’elles sont ensuite identifiées et analysées dans des catalogues, des revues spécialisées ou même dans les documents et conférences des artistes qui les ont voulues anonymes. Certes, l’intention des initiateurs de ces pratiques n’est peut-être pas de concevoir des œuvres sans signature, mais plutôt de créer, tel que le propose Patrice Loubier, des situations furtives ayant « le pari d’atteindre à une pérennité subreptice7 7 - Patrice Loubier, Avoir lieu, disparaître. Sur quelques passages entre art et réalité, Les commensaux, Skol, 2001, p. 24. ».

S’il est une caractéristique que l’on peut attribuer à la signature, c’est bien sa quête de pérennité. Qu’elle devienne le sujet principal d’œuvres picturales (Paré) ou qu’elle soit camouflée derrière des graffitis et des pochoirs plus ou moins anonymes (Bilodeau, Michelon), qu’elle initie des réflexions sur le statut d’auteur (Rannou) ou qu’elle soit revendiquée dans la pratique de la traduction (Chan-Chu) et du commissariat d’exposition8 8 - À cet effet, il sera intéressant de constater que certaines des images qui nous ont été fournies ne font aucune mention du nom des artistes. Nous avons délibérément gardé les légendes telles que soumises, puisqu’elles représentent le positionnement de certains commissaires. Pour rectifier cet état de fait qui ne coïncide pas avec notre politique éditoriale, j’ai pris le parti de compléter ici les légendes : l’œuvre de la page 12 devrait être attribuée à Ugo Rondinone (If There Were Anywhere but Desert, 2001), l’installation de la page 14 est de Katharina Fritsch (Tischgesellschaft, 1988) et l’œuvre photographique est d’Helmut Newton (Big Nude, 1980), l’installation de la page 15 est d’Alain Séchas (Les Papas, 1995) et la photo de Franz Gertsch (Marina schminkt Luciano, 1975). (Ninacs, Glicenstein), la signature semble toujours vouloir imposer sa présence. C’est peut-être d’ailleurs le constat que nous pourrions faire à la lecture de ce dossier qui traite moins de pratiques où la signature tend à disparaître que d’œuvres et de disciplines cherchant à la mettre en évidence.

Sylvette Babin
This article also appears in the issue 57 - Signatures
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