[In French]

Im.ma.té.riel
Prononciation : [im(m)ateriel] Fonction : adjectif 
Étymologie : du latin immaterialis (in + materialis)
Date : XIVe siècle
1. Qui n’est pas formé de matière.
2. Qui est étranger à la matière, ne concerne pas la chair, les sens.
3. Qui ne semble pas de nature matérielle.

L’art Web connaît présentement un essor exponentiel. Mais s’agit-il d’objets ? Sont-ils matériels ou immatériels ? Où se trouvent-ils ? Dans un serveur ? Dans une unité centrale ? Existent-ils sous forme d’onde ? Évidemment, les micro-alignements d’une puce électronique échappent à la perception humaine directe. Mais même si l’univers numérique n’est accessible que grâce aux fonctions interprétatives des ordinateurs ou des microscopes électroniques, est-il immatériel pour autant ? La matérialité est-elle réductible à la tactilté ? En tant que créatures dotées d’un métabolisme, nous croyons à l’existence de ce que nous touchons. Or, selon moi, l’art Web constitue un médium matériel; il n’est pas plus immatériel que la vidéo, le cinéma ou la photographie. Il est le fruit d’une représentation visuelle et sonore de la réalité réalisée grâce aux capacités interprétatives d’un système. En fait, Internet est un énorme agrégat formé grâce au pouvoir de la grande entreprise et de matériel perfectionné : ce qui est on ne peut plus matérialiste. Néanmoins, de nombreuses questions subtiles et profondes se posent concernant l’immatérialité souvent évoquée à la confluence de la littérature et de l’art Web. La nature des mots change; leur solidité est déstabilisée, leur fluidité est accrue, et leurs nouvelles identités métamorphiques se combinent en jetant des reflets scintillants.

La capacité que possède un logiciel de manipuler, de mutiler et d’animer un texte a provoqué une formidable évolution dans la façon dont les êtres humains lisent et écrivent. Tous les jours et partout, à la télévision, sur bande vidéo, au cinéma et sur les écrans d’ordinateurs, les plus récentes marques de produits, des titres de films, des logos et des ex traits sonores émergent d’un fondu au blanc et jaillissent vers nous, entourés de nuées vibrantes d’adjectifs implorants. Sans aucune préoccupation éthique ou esthétique, ces spasmes verbaux créés par ordinateur utilisent la semence technique d’un outil nouveau et puissant de praxis littéraire : le texte mobile et dynamique généré par logiciel, qui peut surgir de nulle part et disparaître aussitôt.

« Dans les environnements numériques, il est maintenant normal que les mots se métamorphosent en d’autres mots, se déplacent selon des trajectoires prédéterminées ou aléatoires, changent de grosseur ou de couleur, se chevauchent, s’effacent, tournoient, se replient, roulent, tremblent, se heurtent, réagissent au toucher et au bruit, naissent à partir de rien, vivent dans l’agitation frénétique d’autres mots, puis meurent. De profondes significations voient le jour depuis que les mots s’animent d’une façon que les humains associent visuellement à des organismes vivants1 1 - L’exposition intégrale NomadLingo se trouve au www.year01.com/nomadlingo/condusion/loader.html. (Comme pour la plupart des œuvres auxquelles nous faisons référence dans le présent article, le plugiciel Flash 5 est nécessaire pour avoir accès au site.) ». Cet extrait de l’introduction à mon exposition virtuelle NomadLingo — qu’on trouve sur le site de Year Zero One, galerie d’art Web créée par Michael Alstad (www.year01.com), — constitue mon propre axiome rudimentaire relativement à la construction poétique dans un environnement numérique. Habituellement, la solidité tactile d’un mot, qui renvoie à un objet comportant une définition connue, est considérée comme une réalité irréfutable. En effet, il existe une matérialité du sens. Prenons par exemple le mot cat. Quiconque a déjà caressé un chat con naît le sens de ce mot. Mais si, à l’écran, il se met à fluctuer pour devenir car, puis à cascader dans un flot de mots tout en planant avec d’autres mots encore, eux aussi en pleine métamorphose, qu’en est-il alors de la solidité du sens que nous ayons toujours associé à notre chat ? Existe-t-il encore un rapport entre ce mot, cat, et notre sympathique animal ? Oui, en ce sens que le mot cat peut dorénavant bondir d’un côté à l’autre de l’écran, ou être effrayé par le mot dog; il peut aussi grandir et cracher. Alors, avons-nous affaire à un objet ? À un animal ? Peut-être ne s’agit-il pour le moment que de l’éphémère imitation d’un animal, d’une fabrication sans forme solide définitive et insaisissable dans le sens conventionnel.

Dans ce type d’environnement, les mots ne renvoient plus à des objets concrets pouvant être définis en termes statiques. Ils deviennent des modalités dynamiques, des flots de données interprétés par des interfaces, des nuages éphémères de molécules linguistiques qui rebondissent et se rassemblent en des nœuds syntactiques et synaptiques subjectifs, des nuées de morphèmes, des grappes de phonèmes — des matrices à hyperplans sillonnées de ramifications d’intégrité symbolique bifurquant dans tous les sens.

Les œuvres d’art qui incorporent ces techniques sont de plus en plus nombreuses (mais font encore les frais de cette réalité statistique, qui ne date pas d’hier, selon laquelle la poésiereprésente environ 2 % du marché du livre, qui représente lui-même 2 % du marché du magazine, etc.). Comme il arrive souvent que ces œuvres soient éparpillées dans la Toile, sans être accessibles par hyperliens ni référencées dans certains moteurs de recherche, je vous fournirai ici une courte liste de sites pertinents. Dans la veine plus traditionnelle, on visitera avec profit www.poemsthatgo.com, site conçu par Ingrid Ankerson et Megan Sapnar, deux poètes virtuelles affectionnant le texte dynamique, qui abordent toutes sortes de thèmes inspirés du quotidien, allant des tâches domestiques (laver la vaisselle) jusqu’aux quêtes romantiques (des adolescentes qui draguent en voiture dans les rues d’une petite ville). Leur site, renouvelé tous les trimestres, constitue une galerie d’œuvres internationales diversifiées privilégiant le texte dynamique et accordant une large place aux textes lents et texturés ainsi qu’à l’oralité (spoken word). Le site au www.artandculture.com/ACStatic/IMMERSE/index.html constitue un festin visuel d’essais subtils et légèrement ironiques. Le modeste mais très inspiré site expérimental de Robert Brochu loge à www.robert.brochu.com/#Schism, poème incantatoire spoken word aux accents polémiques de WangZen, est également une œuvre digne d’intérêt www.wangzen.com/TAO/runner.html). De la vidéo aux images doucement frémissantes conçue par Hillman Curtis, célèbre artiste du Web, pour accompagner Sky, poème de Christina Manning (www.bornmagazine.com/ projects/sky/), à l’animation toute simple bougeant au rythme d’une sympathique ritournelle chantée par des élèves du primaire (edleston.primaryresources.co.uk/projects/beans.htm), la variété de styles créés à partir de ces techniques révèle déjà une stimulante diversité.

Au Québec, on trouve de plus en plus de lieux consacrés à l’art virtuel. Une exposition d’art Web, en cours de préparation, est prévue pour décembre 2001 sur le site montréalais www.mobilegaze.com fondé en août 1999 par Brad Todd, Valérie Lamontagne et Andrew Brouse. Dans la Ville de Québec, la Chambre blanche offre des résidences à des artistes qui s’intéressent à la conception d’œuvres pour le Web. Le présent numéro du magazine électronique Chair et métal {www.chairetmetal.com), lancé par le poète et professeur Ollivier Dyens, propose, entre autres, une de mes œuvres et une de l’artiste Yannick B. Gélinas. Celle-ci « a publié à l’automne 2000 un recueil de poésie, Mordre, en duo avec un cédérom de poésie interactive, Parenthèse. Ce type particulier de poésie interactive publié avec un livre de poésie-papier est une première au Québec dans le domaine de la littérature » (tiré de sa biographie). L’œuvre de Gélinas que l’on trouve sur le site précédemment mentionné est constituée d’un texte bilingue ainsi que d’une bande-son et d’images qui subvertissent la notion de contrôle du spectateur. En déplaçant la souris, on voit l’image d’un corps partiellement (mais jamais complètement) révélé, sa matérialité fragmentée en différents blocs lui donnant une apparence irréelle. Le texte, relatif à une expérience corporelle, évoque une angoisse ambiguë issue d’un état passionnel. Paradoxalement, l’émotion, immatérielle dans son essence, est rendue tangible grâce à une judicieuse utilisation de divers outils numériques.

Marshall McLuhan, dans son ouvrage canonique intitulé Pour comprendre les médias, explique succinctement les origines du roman, qui selon lui remontent à l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Cinq cents ans plus tard, nous vivons entourés et inondés par l’héritage de cette innovation technologique : une avalanche de romans, de magazines, de monographies, de dépliants et de brochures. Si nous appliquons cette idée de McLuhan dans le contexte contemporain pouvons affirmer qu’en raison des innovations technologiques tributaires du langage binaire, une nouvelle (et imprévisible) forme littéraire verra inévitablement le jour et redéfinira notre rapport au langage. En élargissant les capacités et les trajectoires potentielles du langage, la puce électronique (en conjonction avec les logiciels de manipulation textuelle, dont les possibilités augmentent de façon phénoménale chaque année) devient le déclencheur d’un saut paradigmatique dans la praxis culturelle. Ainsi, la réalité matérielle du livre imprimé se voit lentement remplacée par celle, apparemment immatérielle, de l’écran numérique. Phénomène typique de toute période de transition, la nouvelle technologie des communications comporte autant de défendeurs que de pourfendeurs. Au Moyen Âge, certains poètes de la tradition orale trouvaient probablement les nouveaux livres imprimés moins substantiels et moins prestigieux que les longues et généreuses oraisons d’antan. Or, l’histoire orale a progressivement perdu de son importance, et la culture dominante continue d’évoluer dans la direction où s’exerce le moins de résistance. Toute innovation technologique a sa durée de vie. Les changements importants qui surviennent dans les technologies de la communication donnent toujours lieu à une tumultueuse expansion des paradigmes conceptuels : ce qui était jusque-là considéré comme impossible, sans importance et sans conséquence, est absorbé par le corpus culturel collectif et incorporé dans celui-ci.

À la lumière des statistiques indiquant une accélération rapide du rythme des changements technologiques, il semble inévitable que nos définitions de la matérialité s’élargiront tout aussi rapidement, à mesure que les humains coloniseront collectivement des univers présentement considérés comme « immatériels ». Comme le suggère Ray Kurzweil dans son ouvrage intitulé The Age of Spiritual Machines2 2 - Ray Kurzweil est le principal concepteur des technologies de reconnaissance optique de caractères convertissant les caractères imprimés en paroles, du scanneur CCD à plat, du synthétiseur texte-parole, du synthétiseur musical capable de recréer le son du piano à queue et d’autres instruments d’orchestre, et du premier logiciel de reconnaissance vocale vendu sur le marché (www.kurzweiltech.com). Il a également mis au point un programme informatique qui écrit de la poésie dans des styles préalablement assimilés (www.poet.kurzweilcyberart.com/poetry/rkcp_overwiew.php3).si l’intelligence artificielle poursuit la croissance exponentielle qu’elle connaît actuellement, elle égalera bientôt en puissance celle du cerveau humain et même la surpassera. Nos conceptions actuelles de ce qu’est la réalité matérielle sont délimitées et définies par les paramètres biologiques de nos organes de perception sensorielle. Ainsi, seule une partie du spectre lumineux est perceptible par notre œil; notre oreille n’est sensible qu’à des sonorités correspondant à une étroite largeur de bande; nous utilisons le toucher pour nous orienter dans un univers macroscopique issu d’un énorme vide et généré par d’intangibles énergies. En même temps, d’indicibles idées surgissent de nulle part et ont un énorme impact sur nos vies. À mesure que la synthèse entre les prochaines générations d’ordinateurs et le système nerveux humain gagnera en efficacité, le champ de la réalité sensorielle normalement perceptible par l’humain s’élargira. Peut-être serons-nous capables, grâce à la représentation numérique, d’explorer les frontières infinies de significations en constante fluctuation et interaction et de les exprimer au moyen d’amas de mots interactifs. Et peut-être ces nuages nébuleux deviendront-ils aussi répandus que le journal; les poètes produiront des poèmes qui flotteront comme un brouillard le long des trottoirs. Songez à la rapidité avec laquelle nous nous sommes habitués à la présence constante de centaines de chaînes de télévision, qui s’insinuent de manière invisible partout autour de nous. Imaginez ce qui se produira lorsque nous serons capables de capter ces chaînes directement au moyen de shunts neuraux. C’est là un champ de réflexion déjà investi par Stelarc, célèbre artiste de la performance.

Présentement, une grande partie de l’art Web se concentre sur des questions conceptuellement liées à la transparence technologique, ce qui exige de la part du spectateur d’inimaginables efforts de logique, lui qui se voit introduit à l’« actualité », à la nature hermétique du code, bit par bit, et à l’énorme infrastructure qui sous-tend ces créations en apparence éphémères. À titre d’exemple, mentionnons l’énigmatique I/O/D (www.bak.spc.org/iod/IOD1.html), une application alternative qui, selon les termes de l’un de ses programmeurs, vise à stimuler une prise de conscience des « reconfigurations actuelles, plutôt que virtuelles, de nos façons de voir, de savoir et de faire »; et Feed (dans la lignée du fameux Shredder), de Mark Napier, artiste renommé Web, qui figure actuellement dans le cadre de l’exposition virtuelle du SFMoMA (0l0101.sfmoma.org/), décompose des URL et les convertit en un flot de données colorées, tel un héritier cybernétique de Kurt Schwitters.

Ces œuvres remettent en question toutes les notions d’immatérialité associées à l’art Web. Elles adoptent une attitude « orientée objet3 3 - En programmation, on utilise des langages « orienté objets », dans lesquels les « objets » sont souvent des réseaux et des matrices modulaires qui génèrent une expérience macroscopique. », qui réfute la transparence conventionnelle de la fonction pour révéler les entrailles de la source mécaniste. En même temps, elles démontrent paradoxalement que les capacités interprétatives du code informatique ont le pouvoir de provoquer une mutation complète et radicale, telle une entropie, des images de nos brèves et vulnérables existences — existences de plus en plus influencées par les sémaphores des nouveaux médias. Ainsi, Jet-Set Download, de Brief Belief Studios (www.resfest.com), est un enchevêtrement complexe et minimaliste de textes, d’icônes et d’images où se succèdent environnements aseptisés, techno-sexualité et krachs économiques. L’œuvre propose en fait un triste constat : les avancées technologiques des années 1950 et 1960, accompagnées d’un fort vent d’idéalisme, n’ont apparemment pas entraîné la disparition des inégalités, de l’injustice ou de la cruauté humaine; nous sommes tout simplement équipés d’outils plus perfectionnés pour faire état de notre nature reptilienne.

Le code numérique est composé à moitié de zéros et à moitié de 1. L’ancienne dynamique ontologique entre le vide et le tout prend racine en sol binaire. Et entre l’épistémologie des absolus existe la sphère fluctuante de la vie normale : la matière à la recherche de sens et générant de la matière, alors qu’elle provient avant tout d’un incommensurable vide où tournoient des électrons. La pratique de l’art cybernétique doit encore se pencher sur certaines notions relatives à la corporalité. En langage HTML, les marqueurs pour l’<entête> et le <corps> sont placés à côté des marqueurs <méta>. Les mots virevoltants qui se touchent brièvement sur un écran d’ordinateur, provenant d’un réseau collectif incroyablement vaste d’intelligence et de technologie, ne sont que l’éclat éphémère d’une lumière pixelisée sculptée par un esprit humain. Leur présence témoigne à la fois de notre identité en tant qu’objets et de l’immatérialité de toute chose.

David Jhave Johnston, Kurt Schwitters, Michael Alstad, Yannick B. Gélinas
This article also appears in the issue 43 - Immatérialités
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