Belinda Campbell et le collectif Liederwolves, Épisode Doux...amer, 2007.
photo : Alexis Bellavance

[In French]

La notion de fiction engage un déploiement théorique dont les racines et extensions rejoignent tant les domaines des études littéraires et ­cinématographiques que certaines branches de la philosophie, à la ­croisée de l’esthétique, de l’anthropologie et des sciences cognitives. Par sa portée polysémique, la fiction peut être entendue dans le sens d’un genre littéraire ou d’une référence directe à la contre-vérité, d’un monde sémantique propre à un auteur ou d’une conséquence d’une construction conceptuelle1 1 - Nous pouvons envisager, à titre d’exemple, la proposition de Kant visant à ­rapporter les concepts de la raison à des « fictions heuristiques », à des ­constructions dont la fonction est d’agir comme « […] principes régulateurs de l’usage ­systématique de l’entendement dans le champ de l’expérience ». Emmanuel Kant, Critique de la ­raison pure, Paris, Gallimard, 1980, p. 646 (B799, III, 503)., voire d’un état mental particulier. Partant, il s’agit d’une notion se prêtant parfaitement au terrain de l’interdisciplinarité, les développements sur la question faisant rarement appel à une approche fixe, des croisements théoriques étant nécessaires à l’essor d’une réflexion approfondie sur le sujet. Dans une perspective résolument plus pratique, les travaux sur la fiction abordent de front la notion de représentation, et ce, de façon marquée dans le champ des arts visuels. La ­pratique de la performance est à cet égard dans une position privilégiée pour ­interroger les paramètres de la fiction, ces derniers étant inhérents à son histoire, à son essor et aujourd’hui à une réflexion critique sur les codes et les frontières qui la fondent. Les variables investissant les modes de ­représentation et de réception propres aux champs cinématographique et théâtral ouvrent de ce fait sur une meilleure compréhension des processus en jeu dans ce type de pratique artistique, plus ­particulièrement lorsqu’il s’agit de repousser les limites établies afin de générer ­différentes formes d’intermédialité. On peut toutefois ­considérer que suivant la pluralité des genres propres au cinéma, les théories qui s’y rattachent semblent parfois plus appropriées pour traiter de ces enjeux, car elles mettent en cause non seulement les différents degrés de fiction, mais aussi certains concepts fondamentaux de la transmission du récit. La personnification, le montage, l’immersion, la feintise de la mise en scène, les retombées dramatiques et le suspens sont au ­nombre de ces ­variables pouvant ­s’intervertir ou s’accorder, selon les axes de recherche privilégiés.

C’est précisément dans ce cadre de réflexion que s’est inscrit le ­projet 8 personnages engagés pour peupler le scénario de drame psychologique, présenté au centre Clark à l’initiative de Julie Favreau au printemps 2007. Se posant en marge, sur un terrain volontairement fragile, à la fois ­affirmatif et interrogatif, exploitant les limites des tangentes actuelles de la performance, 8 personnages fut pensé dans un rapprochement effectif avec le théâtre, la danse, la représentation musicale, la mise en scène entendue au sens large et la vie quotidienne. Regroupant huit ­performeurs, le projet se déroula suivant une série de représentations hebdomadaires, présentées à heures fixes au sein de l’espace d’exposition, lequel, pour l’occasion, fut entièrement transformé. 

Le Preview de ce scénario en six actes offrait au public une première vue sur l’architecture modifiée de la galerie : dès l’entrée, un assemblage de panneaux raccordés en hauteur formait un espace de visionnement et de circulation surplombant en pente la scène centrale située au niveau du sol. Cette introduction au projet, dont la dénomination Preview se voulait d’emblée analogique au champ cinématographique, était pensée dans une optique délibérément contraignante. De l’immense et vertigineuse boîte noire sur laquelle le public s’était rassemblé provenait un rythme étourdissant, une sorte de bande sonore en boucle faisant littéralement vibrer les spectateurs en attente d’un événement dont ils étaient alors les seuls acteurs. Pourtant, l’origine de l’orchestration sonore se trouvait au niveau inférieur, précisément en dessous du public ; le groupe rock montréalais We Are Wolves improvisait à l’abri des regards. Le suspens de l’attente tourna court à la levée du rideau. Durant cinq minutes, on assista à une représentation entropique, tous les performeurs offrant simultanément une bribe gestuelle, visuelle ou sonore de ce qui allait venir au cours des semaines suivantes.

Thierry Marceau, Épisode La grande sortie publique, 2007.
photo : Samuel Joubert

Feindre la fiction

Il importe de s’arrêter sur la démarche de Julie Favreau, dont le rôle ­rejoignait à la fois celui du régisseur et du metteur en scène. Bien qu’elle était à l’origine du projet, qui impliquait un renversement ­scénographique par la transformation radicale de l’architecture de la galerie en une ­étrange salle de spectacle, l’écriture du récit, dans sa fragmentation même, était établie dans le dialogue, faisant de la notion de co-­auteurat un principe de création. Il ne s’agissait donc pas de faire exécuter par les ­performeurs la narration polie d’un scénario revu et corrigé. Chaque artiste était convié à composer une scène du drame psychologique pour ensuite la travailler en vue d’une cohérence, bien qu’implicite, de ­l’ensemble. La construction des personnages par les performeurs avait ainsi pour effet de renvoyer à la pratique artistique respective de chacun, de façon à créer, par moments, des projections caricaturales et parfois parodiques de leur démarche habituelle, celle qu’on raccorde à leur jeu dans le réel. 

On reconnaissait ainsi certains éléments clés du travail de Jean‑Pierre Gauthier, expérimentant le potentiel sonore de divers matériaux par l’usage de micros camouflés ; alors qu’à ses côtés, Médéric Boudreault, costumé en étrange et flamboyant personnage, attaquait parfois des objets inanimés, rappelant par là ses diverses incarnations de super-héros maladroit, en se situant cette fois-ci quelque part entre Don Quichotte et une mascotte en peluche. La configuration scénique s’accordait aussi à un partage des territoires dans l’agencement de fruits en plastique et de bonbons colorés avec des matériaux bruts (styromousse, bois, métal) trafiqués par Gauthier de manière à amplifier leur résonance acoustique. Le caractère envahissant du décor semblait ainsi motiver une certaine ­logique de la dualité, se projetant lentement sur le comportement des deux personnages. À partir de préoccupations et d’actions à première vue détachées, ils éclataient dans une inévitable confrontation, ­s’attaquant avec une dérision palpable sous des envolées de bonbons lancés en ­missiles. Ce qui constituait le premier acte du scénario en cours donna ainsi le ton ; les performeurs devaient assumer la double tâche de prétendre enclencher une fiction tout en convainquant le public d’un rôle qu’on leur reconnaissait déjà. 

Même processus d’identification devant les apparitions de Thierry Marceau, arborant la silhouette d’une Pamela Anderson affaiblie, ­courant sur un exerciseur, entourée de pharaons protecteurs ou s’envolant dans les airs juste avant la tombée du rideau. Ces séquences opéraient des renvois directs vers un terrain connu, celui-là même qui a familiarisé un certain public de la performance québécoise avec le caractère à la fois humoristique et cynique des personnifications de Marceau. Dans une perspective de continuité, lors d’une soirée intitulée « La grande sortie publique », les spectateurs retrouvaient les aventures de la voluptueuse Pamela, entourée pour l’occasion d’un groupe de prisonniers – composé de quelques spectateurs présents –, de sa garde de pharaons et de nul autre que Van Gogh – interprété par Mathieu Lefèvre. Cette fois-ci, par contre, le jeu allait plus loin. Alors que la représentation exaltée suivait son cours, Marceau apparaissait brusquement dans le rôle d’un magicien, révélant sous la perruque platine de Pamela, que l’on croyait fermement être incarnée par l’artiste, la présence d’un sosie s’étant prêté à la duperie. Outre son impact désopilant, ce dédoublement soulignait avec force l’imbrication ténue de différents registres, par la transposition des figures du performeur, du comédien et du personnage, interrogeant une fois de plus la pratique de la performance en poussant ici la représentation à la frontière du pur divertissement.

Alors que le cadre général de 8 personnages proposait une densité fictionnelle par les références à un scénario, à un drame psychologique, à des personnages tourmentés ou simplement à la tombée du rideau, ces performances scéniques eurent pour effet de soutenir un basculement constant entre l’immersion dans la représentation et la conscience d’une représentation en cours2 2 - Notons que Christian Metz, dans Le Signifiant imaginaire (1977), proposait ­justement de considérer la distinction entre l’immersion partielle et l’immersion totale du spectateur dans la représentation. Les remarques de Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction (1999) proposent un développement substantiel autour de cette question.. Ce type de renversement est pourtant connu dans la sphère cinématographique, notamment lorsque le montage se dévoile comme tel, rappelant au spectateur qu’il assiste à une construction. Comme le remarque Jacques Gerstenkorn : « Tout se passe comme si le film lui-même faisait spectacle de sa structuration, comme un vêtement composite dont les coutures seraient par trop apparentes, laissant ainsi subsister dans le corps de l’habit les cicatrices de sa fabrication3 3 - Jacques Gerstenkorn, La métaphore au cinéma. Les figures d’analogies dans les films de fiction, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 95-96.. » Dans une optique analogique, 8 personnages révélait ses traits constitutifs en se réfléchissant devant son public, suivant une trame narrative fortement segmentée, mais également par l’appropriation de l’espace du spectacle, face auquel la performance tente généralement de se démarquer. Dans sa propre mise en scène, l’ensemble du projet semblait ainsi suggérer, sur le mode d’un laboratoire, une réflexion sur les lieux de passage de la ­performance vers le terrain de l’intermédialité. 

Médéric Boudreault et Jean-Pierre Gauthier, Épisode Terrain miné, 2007.
photos : Alexis Bellavance

Corps et sons en suspens

Le genre dramatique, par son étroite relation à la tragédie, renvoie au champ du théâtre qui, depuis ses origines, exploite la présence du corps dans son potentiel gestuel et discursif. La chorégraphie des actions posées sur scène est en ce sens un des points névralgiques de la transmission du récit, pouvant refléter avec acuité toutes les ­nuances des états et comportements humains, devançant parfois la force des mots. Pour 8 personnages, Caroline Dubois et Belinda Campbell ­développèrent différents dialogues, le plus souvent physiques, ­engageant une ­lecture du corps en mouvement, dans une série de ­tensions ­dramatiques ­soutenues. En faisant de la notion de chorégraphie un espace ­d’expérimentation, leur collaboration donna lieu à des personnages perturbés, vulnérables ou inquiétants, mais toujours intrigants, dans un parallèle justifiant la représentation d’un drame proprement ­psychologique. La séquence du « manège », caractéristique de cette tension ­psychologique, donnait à voir le personnage de Dubois, acceptant de porter le corps de Campbell sur elle, la faisant tourner, avec toute la ­difficulté que cela peut comporter, sous ses cris sporadiques en montée, jusqu’à l’épuisement des deux personnages, jusqu’à un relâchement total d’une situation devenue schizophrénique. Ailleurs, Dubois, dansant un solo au son d’un chant classique, dans un état de vif émoi, exagérant ses pas et envolées corporelles devant les rires moqueurs d’un groupe de figurants, provoquait des malaises calculés, ramenant du même coup la question de la danse, ou plutôt de la représentation de la danse, dans l’espace de la performance. Chez Campbell, les gestes saccadés – la marche militaire – ou figés – la séquence de la position fœtale, si prégnante – se combinaient à des sonorités vocales grinçantes qui, sous le filtre d’un porte-voix ou d’émetteurs-récepteurs, dévoilaient une forte charge dramatique. De toute évidence, les apparitions ponctuelles de Dubois et Campbell – en solo ou en duo – ont eu un impact immédiat sur le cours du scénario, en composant un terrain de reconnaissance, permettant au public de retrouver au fil des semaines leurs personnages à haute tension.

Selon François Truffaut : « Le suspens est d’abord la dramatisation du matériel narratif d’un film ou encore la présentation la plus intense possible des situations dramatiques4 4 - François Truffaut, Le cinéma selon Hitchcock, Paris, Robert Laffont, 1966, p. 16.. » La proposition principale de Mathieu Lefèvre, qui impliquait des chanteurs d’opéra récitant ses faits et gestes, consistait en un enchaînement d’actions conçues dans une progression tragique. Aux prises avec une épée, en référence à Excalibur, Lefèvre ayant réussi l’exploit de la retirer de son légendaire point d’ancrage, se déclara vainqueur, pour ensuite se hisser au-dessus d’un gigantesque gâteau ­crémeux, dans lequel il se camoufla. L’étrange soldat qui en ressortit, vêtu en homme-gâteau, une arme à feu à la main, se blessant, saignant à vif – par quelque trucage humoristique –, donnait suite à cette montée dramatique à la fois burlesque et troublante. Le suspens découlant des actions incongrues de Lefèvre correspondait en réalité au caractère excessif et irréversible de son personnage, aux bavures imprévisibles.

Pascale Malaterre, présentant le dernier acte du projet, contribuait également à générer une atmosphère en tension. Dans un environnement faiblement éclairé, son personnage fantomatique, sous une grande cape noire, circulait nerveusement, répondant à haute voix au son diffusé d’un récit décousu, parfois chanté, parfois murmuré, visant à ­maintenir un climat de confusion, évoquant les lieux de l’inconscient. Ce récit ­préenregistré trouvait également un prolongement dans le jeu de lumière des tubes néon qui occupaient l’espace scénique et dont les réverbérations correspondaient aux variations des fréquences sonores émises à partir des consoles. L’ensemble de l’intervention provoquait une résonance énigmatique, une perte totale des points de repère ­scénographiques et narratifs, clôturant le scénario du drame ­psychologique par la ­consolidation du nœud.

Le générique et le particulier

À la tombée du rideau, à la fin de chacune des représentations de 8 ­personnages, le scénario se poursuivait en quelque sorte dans les ­discussions du public et dans l’attente de la suite des événements. En ce sens, les interstices hebdomadaires ont permis au projet de prolonger le ­laboratoire dans l’espace du discours, dans le seul lieu où pouvait s’écrire une véritable ligne de lecture, permettant de conjuguer les différents tableaux scénarisés. L’idée du tableau en mouvement est ici centrale, notamment dans son extension aux problématiques du tableau vivant, mais encore davantage aux recherches actuelles sur le spectacle vivant. Ce type d’expérimentation artistique, suivant le principe de la mise en scène, opère un décloisonnement des médiums, une distanciation ­critique activant avec pertinence les lieux communs de la fiction.

Aseman Sabet, Belinda Campbell, Jean-Pierre Gauthier, Liederwolves, Médéric Boudreault, Thierry Marceau
This article also appears in the issue 62 - Fear II
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