Emprunter sans remettre

Sylvette Babin
L’appropriation culturelle a lieu parce qu’un trait, une pratique, un objet culturels sont repris dans un geste qui les décontextualise au lieu de les complexifier, qui les simplifie au lieu de les enrichir ; c’est un geste de pouvoir, finalement.
— Stéphane Martelly 
L’art d’appropriation, quant à lui, ne cherche point à effacer les rapports de pouvoir, mais au contraire à les mettre en exergue. 
— Jean-Philippe Uzel 

Dans le champ de l’art contemporain, les premières manifestations de l’appropriation artistique remontent aux années 1960-1970 et au travail d’Elaine Sturtevant, qui dresse la table pour les artistes qui s’intéressent aux questions d’autorat et de propriété intellectuelle. Totalement assumés, mais sans pour autant être dépourvus de conséquences juridiques, ces gestes d’appropriation s’inscrivent généralement dans une réflexion critique sur le monde de l’art. À l’opposé, l’appropriation culturelle fait référence à la récupération des codes culturels, à des fins marchandes par exemple, ou aux gestes d’artistes qui souhaitent rendre hommage à une culture, mais sans percevoir ou reconnaitre l’appropriation qui en découle. Juxtaposer ici ces deux notions vise à mettre en lumière ce qui les distingue.

L’abondance des débats sur l’appropriation culturelle a eu pour effet de susciter d’importantes questions sur des sujets aussi vastes que l’autonomie de l’art, la responsabilité de l’artiste, la liberté d’expression et la censure. Ces réflexions sont essentielles dans une société dont les valeurs fondamentales sont en constante transformation. Toutefois, les discours polarisés qui ont émergé de ces débats ont occulté les mécanismes de l’appropriation culturelle et nous ont conduits à en banaliser les conséquences. Comme le souligne Jean-Philippe Uzel, « [l’u]ne des stratégies les plus courantes pour désamorcer la charge politique de l’appropriation culturelle est d’en changer radicalement le sens en lui donnant une connotation positive. Elle devient alors synonyme d’“échange culturel” et se présente comme un principe de fermentation de la création artistique ». En parallèle d’une telle conception romantique et décontextualisée de l’art, plusieurs détracteurs de la critique de l’appropriation culturelle clament l’émergence d’une censure victimaire. Or, les discours qui cherchent à discréditer les revendications des communautés sous-représentées contribuent non seulement à nier la discrimination et les rapports de pouvoir existants, mais également à les reproduire en dépossédant ces communautés de leur droit à l’indignation et de leur pouvoir d’action – en d’autres termes, en les privant de leur agentivité.

Stéphane Martelly nous rappelle à juste titre « [qu’il] faut être dans une position de pouvoir pour exercer la censure […] Alors, renverser le sens même de la censure pour dire que ce sont les voix minoritaires ou dominées qui l’exercent, et le dire paradoxalement sur toutes les tribunes, c’est un geste puissant de déni ». Ils sont nombreux en effet à prendre la parole dans les médias, les revues spécialisées ou les publications de maisons d’édition reconnues, tantôt pour défendre la liberté d’expression, tantôt pour dénoncer la rectitude politique ou l’apparition d’un nouvel ordre moral. Si la liberté d’expression artistique doit, de toute évidence, être préservée des dérapages liés à une lecture simpliste des œuvres ou à l’application sans nuances d’une idéologie motivée par l’empathie, le glissement des propos sur sa présumée disparition a de quoi surprendre. L’idée voulant que les artistes ne puissent plus aborder des sujets délicats ou polémiques semble souvent basée sur des hypothèses dystopiques telles que l’avènement d’un art contrôlé par la morale ou une gauche militante, la disparition de l’autonomie de l’art ou encore la fin de l’art transgressif. Est-il nécessaire de rappeler que la critique n’est pas censée être un bâillon, mais bien une invitation à nous interroger sur le sens et la portée de nos actions et sur notre relation au monde ?

De nombreuses incompréhensions persistent parmi les cas les plus médiatisés d’appropriation culturelle, particulièrement lorsqu’il s’agit de l’appropriation de cultures immatérielles, de la mémoire collective et de la manière de les partager. Caroline Nepton Hotte, l’une des signataires de la lettre ouverte sur la pièce Kanata, reprend la parole pour faire la genèse de cette polémique qui a été largement dépouillée de son contexte. La critique du groupe s’inscrit en effet dans l’importante démarche de décolonisation et de « réappropriation culturelle » (biskaabiiyang, ou « re-création de l’épanouissement culturel et politique du passé ») des Premières Nations. Même si cette réappropriation peut et doit se faire avec l’ensemble des citoyen.ne.s, comme le souligne l’auteure, elle doit d’abord être modulée par des voix autochtones.

Cesser de parler à la place de l’autre est probablement le fondement d’une réflexion critique sur l’appropriation culturelle et la décolonisation. Et le fait d’en débattre « entre nous », c’est-à-dire entre personnes qui ont le privilège d’accéder aux principales plateformes de discussion, met de l’avant une autre réalité qui concerne l’accès à la visibilité, aux lieux de diffusion, à la représentation et au financement. Dans le champ de l’art, cela force également à reconnaitre l’existence d’un cadre esthétique défini par la culture occidentale, sur lequel les artistes issu.e.s d’autres cultures doivent (encore) se mouler. Eddy Firmin nomme intimation culturelle « [cet] ordre, tacite ou non, de se mettre en conformité avec les canons culturels édictés par un groupe en position d’autorité ». C’est aussi ce cadre esthétique qui nous a menés à prendre ce qui nous convient d’une culture et à délaisser le reste, à choisir une histoire, mais rarement les personnes les mieux placées pour la raconter. C’est encore ce même cadre qui contribue à formater le discours lorsque, pour justifier le geste d’appropriation, on remplace le terme par celui d’« emprunt ». On oublie toutefois que pour qu’un emprunt en soit un, il faut qu’il y ait un retour à la personne qui prête.

Les questionnements éthiques soulevés par les cas d’appropriation culturelle jettent sur l’art d’appropriation un halo de méfiance, d’où l’importance d’amorcer une analyse qui permettra de mieux comprendre l’ensemble des formes d’appropriation et d’en cerner les différents contextes. Certains exemples abordés dans ce dossier s’inscrivent dans des réflexions sur les effets de l’avènement du numérique et de l’intelligence artificielle à l’heure où la circulation massive des images et la création d’œuvres produites par des machines participent à la confusion entourant le statut d’auteur. La question juridique du droit d’auteur est d’ailleurs une notion qui s’interprète de différentes façons, jusqu’à légitimer parfois des abus. Le cas de l’architecte mexicain Luis Ramiro Barragán Morfín – la fondation suisse qui le représente s’est en quelque sorte approprié son œuvre – en fait foi. On s’attarde également à l’appropriation des espaces (ou à l’expropriation comme vol du droit à la propriété, notamment dans les situations de développement urbain) et à la pratique du détournement du point de vue de son potentiel à redonner aux citoyen.ne.s ce qui leur a été pris. C’est ici, peut-être, que l’on peut doter l’appropriation d’une connotation positive.

Les différents litiges issus de l’appropriation provoquent évidemment des remises en question, des mouvements de retrait et parfois même des situations qui semblent injustes. Mais en définitive, la question de la responsabilité s’impose. Dans l’appropriation artistique, elle tient surtout au fait d’assumer les conséquences de ses choix (les poursuites juridiques, notamment). Mais dans le cas plus controversé et très sensible de l’appropriation culturelle, la responsabilité prend un tout autre sens. En définir les contours reste un défi à relever. Pour certains, la responsabilité de l’artiste implique de ne plus ignorer le contexte social et politique dans lequel s’inscrit une œuvre. Pour d’autres, c’est de maintenir sa position et défendre coute que coute l’autonomie de l’art. Dans tous les cas, s’il est vrai que l’art n’émerge pas nécessairement dans la paix et le consensus, il faut néanmoins espérer qu’il ne devienne pas l’expression d’un repli sur soi. L’ouverture au dialogue demeure, en définitive, le meilleur exemple de responsabilité artistique et citoyenne.

Sylvette Babin
Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 97 - Appropriation
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