Dossier thématique
Esse arts + opinions est une revue d’art contemporain bilingue publiant principalement des analyses critiques et des essais sur les pratiques artistiques récentes. Les textes proposés (de 1 500 à 2 000 mots maximum) doivent être envoyés en format DOCX ou RTF à [email protected] avant le 1 avril 2025. Veuillez inclure, à même le texte, une courte notice biographique (35 mots) ainsi que votre adresse courriel et postale. À noter que nous n’acceptons plus les notes d’intention pour ce dossier. Les auteur·es qui n’ont pas soumis de note d’intention peuvent néanmoins soumettre un texte complet à la date de tombée du numéro.
No. 115 : Décomposition
Date de tombée : 1 avril 2025
Des viscères humides suintent des pages du roman Paradise Rot (2018) de Jenny Hval, dont l’univers profondément étrange, rempli de nourriture en décomposition, de chair putride et de champignons, nous rappelle que rien n’est permanent. Les corps vieillissent, les aliments se gâtent. Avec le temps, tout finit par se dégrader. Selon la deuxième loi de la thermodynamique, tout système fermé évolue de manière irréversible vers un état de désordre. Or, il n’y a pas que les systèmes physiques qui se désorganisent ou se dégradent : les systèmes culturels, économiques et politiques aussi.
Dans Pouvoirs de l’horreur : essai sur l’abjection (1980), la théoricienne française Julia Kristeva décrit la décomposition comme un lieu privilégié de « mélange », un espace ambigu où la vie est contaminée par la mort. La taxidermie sabotée [rogue taxidermy] s’est engagée sur ce terrain en élaborant de nouvelles pratiques éthiques pour s’occuper des animaux morts. Résistant à l’entropie inhérente au vivant, des artistes s’intéressent à la cryogénisation des embryons, du sperme et des ovules humains, tandis que des muséologues luttent pour préserver les archives médiatiques de la dégradation numérique, qui menace d’effacer la mémoire culturelle. D’autres artistes travaillent avec la décomposition, mettant en scène ses forces matérielles au sein d’installations éphémères et d’œuvres d’art processuelles. En attirant l’attention sur le travail domestique du compostage, les écoféministes nous rappellent que les processus de décomposition recèlent un énorme pouvoir de génération. En effet, les décomposeurs tels que les moisissures, les champignons et autres microorganismes dégradent non seulement les déchets organiques, mais aussi les déchets synthétiques issus du consumérisme. Ils contribuent donc à l’élimination des toxines dans une action créative de transformation de la mort. Associant l’« humain » à l’« humus », les « tas de compost chauds » de Donna Haraway évoquent des mondes multispécifiques et des visions alternatives de ce que représente le fait d’être en vie.
Des usines et des infrastructures désertées, des médias et de la chair corrompus… les ruines du capitalisme voient surgir de nouvelles possibilités de vie. Dans son récent ouvrage sur le « démantèlement du monde » [unworlding] et l’« esthétique de l’effondrement » [aesthetics of collapse] (2024), le critique états-unien Jack Halberstam nous encourage à reconnaitre la beauté queer dans le délabrement urbain hérité du capitalisme de prédation, tandis que l’anthropologue Anna Tsing (2015) fait d’un champignonune parabole moderne de la survie dans un monde postindustriel et de la régénération de l’environnement. Dans le même ordre d’idées, la théoricienne berlinoise Hito Steyerl se porte à la défense des « images pauvres » [poor images] (2009), c’est-à-dire des images dégradées par les copies successives qu’elles subissent. Selon elle, la dégradation numérique libère la production audiovisuelle de la circulation capitaliste. Quand elles se détériorent au fil des copies et des transcodages – quand on les compresse, copie, remixe et arrache aux archives du cinéma et du patrimoine culturel –, les images libèrent leur potentiel révolutionnaire.
Pour ce numéro, Esse arts + opinions sollicite des textes sur la décomposition et la dégradation dans l’art contemporain et la théorie. Nous invitons auteurs et autrices à se pencher sur la décomposition en tant que frontière poreuse entre la vie et la mort. La décomposition est-elle un phénomène esthétique auquel on devrait aspirer ? Comment les artistes composent-ils et elles avec la dégradation ? Par quels moyens y résistent-ils et elles ? Comment les écologies queers et féministes de la mort recadrent-elles la décomposition et les déchets ? L’acceptation de la dégradation peut-elle contrer le ton élégiaque des discours sur l’extinction ? Le mouvement vers la décomposition incite-t-il à prendre soin des corps et des communautés vulnérables face à leur perte inévitable ? Nous recherchons des réflexions sur le potentiel critique et créatif associé à la décomposition. Nous accueillons les textes qui traitent de pourriture et de ruines, de lieux abandonnés, de pratiques de compostage régénératrices, de mycologie radicale, de symbiose mycorhizienne et de la beauté queer de la décomposition, ainsi que les analyses critiques de la photographie de ruines [ruin porn] et de la biopolitique de la dégradation.
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