Le faire incommun de l’agriculture

Gwynne Fulton
Par un frais matin gris de janvier dernier, nous grimpons tant bien que mal à bord d’un VUS noir. Après quelques détours involontaires sur les autoroutes tortueuses qui relient la cité tentaculaire à sa périphérie (population : huit millions), nous arrivons à la réserve naturelle Thomas van der Hammen, à Suba, sur la frange nord-ouest de Bogotá. Une courte promenade à travers les prairies ondulantes nous permet de rejoindre le site de Zanjas y Camellones (en cours depuis 2022), projet d’agroécologie collectif mis sur pied par María Buenaventura (artiste), Diego Bermúdez (architecte paysager), Liliana Novoa (éducatrice), Sabina Rodríguez (avocate), Lorena Rodríguez Gallo (archéologue) et Juliana Steiner (commissaire), en consultation avec hycha caca (ou abuela, l’ainée) Blanca Nieves Ospina Mususú. Ce projet multidisciplinaire consiste à recréer un fragment d’un ancien système agricole sur les terres du peuple muisca, qui, contrairement à la version officielle de l’histoire, a survécu à la colonisation espagnole et connait actuellement une résurgence.

Le système de culture des Muiscas avait presque sombré dans l’oubli, en ville, quand, en 1968, l’anthropologue étatsunienne Sylvia M. Broadbent a mis au jour les signes d’une culture végétale formant un motif en damier ; de courtes lignes parallèles qui s’étirent, au fond de la vallée, entre le lit d’anciens ruisseaux et les canaux marécageux de la savane, de Suba jusqu’à la rivière Bogotá1 1 - Sylvia M. Broadbent, « A Prehistoric Field System in Chibcha Territory, Colombia », Ñawpa Pacha: Journal of Andean Archaeology, no6 (1968), p. 135-147.. Ses photographies aériennes témoignent d’un réseau étendu de zanjas, fossés dans lesquels les sociétés agraires élevaient des crabes et des poissons, et de camellones, champs surélevés qui étaient consacrés à diverses cultures vivrières essentielles : haricot, quinoa, pomme de terre, manioc, tabac, patate douce et maïs (aba, en muysccubun, la langue muisca). Les canaux, en régulant l’écoulement de l’eau à travers la savane, transformaient ces prairies marécageuses en système agricole complexe.

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Cet article parait également dans le numéro 110 - Agriculture
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Danser en attendant (la fin du monde)

Kaysie Hawke
Festival international d’art numérique Sight + Sound, Montréal
du 26 octobre au 12 novembre 2022
Festival international d’art numérique Sight + Sound, Montréal
du 26 octobre au 12 novembre 2022
Chapeauté par le centre d’artistes Eastern Bloc, le 12e festival international d’art numérique Sight + Sound se déploie sous diverses propositions : exposition, performances audiovisuelles, conférences et ateliers. Cette nouvelle itération, commissariée par Nathalie Bachand et Sarah Ève Tousignant, s’attarde aux enjeux de la virtualisation de nos interactions et de notre existence à l’aube d’un retour à une certaine « normalité » postpandémique. Sont présentés, dans le cadre de l’exposition à Eastern Bloc, des projets qui investissent de nouveaux paradigmes de socialité ayant émergé au cours des dernières années.

À l’entrée de la galerie, les installations Detumescence (2021) de Faith Holland et calling upon the digital touch (2020) de Marie-Eve Levasseur introduisent les enjeux liés à la nécessité et au désir de proximité pendant les situations d’isolement. Agissant à titre de monument commémoratif pour souligner les morts de la COVID-19, l’œuvre de Holland est composée de peluches reproduisant les ordinateurs Apple aux couleurs vives et transparentes emblématiques du début des années 2000, d’appareils téléphoniques désuets et d’arrangements de fleurs et de fruits voués à se dégrader au fil de l’exposition. L’œuvre a d’abord été diffusée en direct afin d’offrir un espace collectif de deuil aux internautes à un moment où toute réunion demeurait impossible. Approchant ces thèmes avec désinvolture, Holland confronte le paradoxe de l’obsolescence programmée de nos appareils numériques et de leur empreinte écologique au caractère éphémère de notre existence humaine. Cette nouvelle configuration sociale autour d’un évènement fondamental met en relief autant les frustrations qu’il peut susciter que les possibilités qu’offre le Web pour générer proximité et collectivité.

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Broken Nature

Giovanni Aloi
The Museum of Modern Art, New York
November 21, 2020 — August 15, 2021
The Museum of Modern Art, New York
November 21, 2020 — August 15, 2021
Aki Inomata
Think Evolution #1: Kiku-ichi (Ammonite), 14,5 × 12 × 6 cm, 2016-2017.
Photo : courtesy of the artist and MAHO KUBOTA GALLERY
[En anglais] 
In the Western world, art and nature have been at odds for a long time. During the seventeenth century, artworks focusing on plants, animals, and landscape were relegated to the lower ranks of creative production by Italian and French academicians. History, mythology, and religion were considered much more important because they reassessed our centrality as humans. Our anthropocentric obsession predates this historical moment, but its art historical theorization, which roughly coincided with similar affirmations in philosophy and literature, had a tremendous impact on our existential myopia. The mountains of flowers cascading from opulent vases in Baroque still life paintings are all about us, not flowers; they are symbolic mirrors in which we contemplated our virtues and our dreams, and came to terms with our fears of the passing of time and the fading of youth. Is it much of a surprise that we currently find ourselves on the brink of an irremediable climate crisis and interrelated mass extinction? Of course not. But while art is not the cause of the Anthropocene, painting and other media have been symptoms of an underlying condition that has plagued most of what we call Modernity. Art’s complicity in the marginalization of nature in culture is undeniable.
That said, artists are not the only ones to blame. Institutions and art historians have for centuries promoted anthropocentrism while marginalizing artists whose work focused on environmental degradation, ecology, and biodiversity. But the situation is changing, and changing fast. The popularization of the word Anthropocene has certainly worked wonders in awakening the artworld’s interest in the state of our planet. Innovative perspectives by contemporary thinkers like Bruno Latour, Donna Haraway, Anna Tsing, and Dipesh Chakrabarty, among others, are beginning to inform the work of today’s artists.

But the all-important question still stands: Can art save the planet? The answer is most likely “no.” Not because it’s too late, but because since the twentieth century most modern art has intentionally isolated itself from the real world. And in recent years contemporary art has too keenly embraced hyper-highbrow Conceptualism as its baseline, nurturing an unnecessarily conflicted relationship with beauty that has discouraged the neophyte and alienated the non-specialist museum visitor. In order to instigate real change, artists and institutions need to reach out to vast audiences in engaging and accessible ways.

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Cet article parait également dans le numéro 103 - Sportification
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Intemporalités autochtones et futurités performatives

Anne-Marie Dubois
Profondément enracinée dans une culture coloniale, la conception occidentale d’un futur intrinsèquement dépendant d’un passé et d’un présent téléologique et insécable teinte certainement notre manière d’appréhender le temps. Selon cette logique linéaire et cumulative, le futur serait en quelque sorte l’otage de nos actions, notre capacité même d’imaginer l’avenir étant d’ores et déjà colonisée par l’Histoire telle qu’elle est écrite par les vainqueurs. De fait, le futur n’aurait aucune autonomie au regard des erreurs ou des préjudices commis par le passé – une vision hautement problématique pour les peuples colonisés puisqu’elle redouble leur position de victime et strangule de facto toute forme d’agentivité sur leurs destinées.

C’est un nœud que se sont employés à défaire les tenants du courant afrofuturiste, mouvement multidisciplinaire qui se cristallise au tournant des années 1990 en réaction à cette atonie théorique, politique et, ultimement, esthétique. Objet hybride articulé autour des notions d’africanité, de droits civiques, de science-fiction et de futurité, l’afrofuturisme se veut une philosophie de l’émancipation et du libre arbitre, usant au passage d’une panoplie de pratiques et de savoirs écartés par la pensée moderne occidentale. Si le terme connait une fortune critique grâce à la publication en 1993 de l’article « Black to the Future », de l’auteur Mark Dery, en réaction aux productions artistiques de ses étudiant.e.s mêlant postcolonialisme, nouvelles technologies et sciences, ce type de création métisse émerge bien avant la déferlante postcoloniale. Reynaldo Anderson, théoricien et cofondateur du Black Speculative Arts Movement, fait ainsi remonter l’essor de la « pensée spéculative noire1 1 - « Black speculative thought » [trad. libre]. Anderson privilégie ce terme-parapluie à celui d’« afrofuturisme ». Reynaldo Anderson et Charles E. Jones (dir.), Afrofuturism 2.0: The Rise of Astro-Blackness, Minneapolis, Lexington Books, 2015. » au tournant du 19e siècle et à l’influence de littéraires afro-américain.e.s comme la romancière Pauline Hopkins et l’écrivain W. E. B. Du Bois. Dans leurs écrits point ce qui s’apparente à une analyse sociale et politique antiraciste qui, avec des motifs comme l’étranger, la machine, l’espace ou un futur utopique, permet de poser un regard à la fois critique et constructif sur les notions de différence, de progrès, de territoire et d’agentivité. À leur suite, l’afrofuturisme permet d’envisager des avenues décoloniales libératrices à un futur que l’on ne peut plus considérer comme une simple conséquence inévitable du passé.

Cette tension entre tradition et contemporanéité pose d’ailleurs les jalons d’un mouvement parallèle à l’afrofuturisme, mouvement ayant lui aussi comme ancrage théorique et esthétique une conception du futur émancipatrice : le futurisme autochtone. Définie par la théoricienne anishinabée Grace Dillon dans Walking the Clouds: An Anthology of Indigenous Science Fiction, l’expression désormais consacrée renvoie à l’utilisation par les artistes d’images, de thèmes et de méthodologies tirés de la science-fiction dans le but de modéliser un futur à partir d’une perspective autochtone « de manière à renouveler, récupérer et étendre la portée des voix et des traditions issues des Premières Nations2 2 - Grace L. Dillon (dir.), Walking the Clouds: An Anthology of Indigenous Science Fiction, Tucson, University of Arizona Press, 2012, p. 1-2. [Trad. libre ». Les questions de la tradition, de la mémoire et de la transmission, moins centrales dans le récit afrofuturiste, se trouvent donc au cœur de l’imaginaire du futurisme autochtone. Cette valorisation de l’héritage symbolique et matériel des générations passées dans la constitution des identités autochtones devient ici un terreau fertile pour réfléchir à de possibles futurités, hors des tropes assimilationnistes du colonialisme.

S’inspirant d’une des animatrices du podcast Métis in Space, Molly Swain, et de sa vision d’un présent dystopique (dystopian now), Lindsay Nixon, commissaire bispirituel.le d’origine crie-métisse-saulteaux adopte une posture à rebours du supposé enchainement spatiotemporel cartographié par l’Occident moderne. Suggérant un certain privilège épistémologique des Autochtones au regard du futur, Nixon souligne : « Nous sommes les descendant.e.s d’un futur imaginaire qui est déjà révolu : le résultat des intentions, de la résistance et de la survivance de nos ancêtres3 3 - Lindsay Nixon, « Visual Cultures of Indigenous Futurisms », GUTS, 20 mai 2016, <http://gutsmagazine.ca/visual-cultures/>. [Trad. Libre]. » La notion de « survivance », également centrale chez Dillon – en anglais, il s’agit d’un néologisme qui recoupe l’idée de survie et de résistance –, illustre la résilience des Premiers Peuples et l’affirmation d’une identité intemporelle. Pour nombre d’artistes autochtones, cette résistance intrinsèque et historique à s’inscrire dans une linéarité temporelle (l’avènement du colonialisme marquant certainement un hiatus important dans cette séquence) ouvre la porte à un imaginaire où les temps sont ductiles, simultanés ou, tout simplement, non référencés. Cette projection utopique dans un futur « autochtonisé » et performatif répond en outre au besoin vital des communautés d’architecturer des demains viables. Confrontées depuis des siècles à une multitude de violences (culturelle, environnementale, territoriale, familiale, etc.), plusieurs de ces communautés tentent aujourd’hui de mettre de l’avant une vision positive et valorisante de leur identité, laquelle compose avec un bagage culturel complexe qui enchevêtre traditions, contemporanéité et aspirations.

Cette valorisation de l’héritage symbolique et matériel des générations passées dans la constitution des identités autochtones devient ici un terreau fertile pour réfléchir à de possibles futurités, hors des tropes assimilationnistes du colonialisme.

C’est là l’un des ancrages forts du travail de l’artiste inuite Shuvinai Ashoona, qui puise son inspiration dans les univers de la bédé ou du film d’horreur, mais également dans les traditions et les légendes inuites. La rencontre de ces mondes est au cœur de son œuvre : le Nord s’unit au Sud, l’imaginaire se joint au réel et le passé s’amalgame au présent dans un esprit de collaboration tourné vers l’avenir. Cette symbiose des savoirs et des cultures, transmise de génération en génération et que traduit le mot inuit Qaujimajatuqangit, motive de nombreux dessins de l’artiste tels que Composition (People, Animals, and The World Holding Hands) (2007- 2008) et Inagododavida (2015), œuvre réalisée en collaboration avec l’artiste torontoise Shary Boyle lors de la résidence de cette dernière dans le village natal d’Ashoona, Kinngait. L’iconographie fantastique et traditionnelle d’Ashoona déboulonne les représentations stéréotypées attachées à l’art inuit, adjoignant aux classiques images de paysages arctiques, de pêcheurs, de poissons et de phoques des figures d’extraterrestres, de déesses mythiques ou de dragons. Dans Composition, des personnages issus de la mythologie inuite, du monde animal ou plus simplement de la communauté d’Ashoona sont rassemblés en cercle et forment une espèce de conseil de sages autour de la question du futur animal. La Terre elle-même y figure aux côtés de la déesse-sirène Sedna et d’une femme inuite allaitant ses enfants dans les bras de son aïeule, marque de la vision holistique intergénérationnelle et interspéciste du futur de l’artiste. Inagododavida nous transporte quant à elle dans un univers intergalactique (mais « nordique » tout de même, si l’on se fie à l’habillement typiquement inuit des personnages) peuplé d’êtres surréalistes. Ce monde extraterrestre à la fois familier et étrange se rit en quelque sorte de l’exotisme curieux qu’a suscité l’exploration colonialiste. Les associations libres et humoristiques entre onirisme, histoire, créatures mythiques ou explorations spatiales et objets ou personnages inuits forment la trame narrative de ses compositions pour mieux exprimer une vision hybride de l’avenir hors des schèmes racistes et dualistes : « imaginer un devenir racisé plutôt qu’une altérité racisée4 4 - Grace L. Dillon, op. cit., p. 65. [Trad. libre ; c’est l’auteure qui souligne.] ».

Shuvinai Ashoona & Shary Boyle
Inagododavida, 2015.
Photo : permission de l’artiste & Dorset Fine Arts, Toronto & Pierre-François Ouellette art contemporain, Montréal

Cette approche critique, mais bienveillante est emblématique d’une génération d’artistes autochtones avide de changements, mais également lassée des promesses déçues de réconciliation. Tronquant la violence tacite des engagements gouvernementaux non tenus au sujet de la justice pour les offenses commises envers les peuples autochtones, Ashoona sollicite une vision empathique moins moralisatrice du vivre-ensemble en mettant en scène des rencontres improbables entre différentes formes de vie et de non-vivant. La notion d’altérité s’incarne ici non plus uniquement dans notre conception de l’humain, mais aussi dans notre conception des savoirs, des technologies, etc. Loin d’affirmer qu’il n’y a pas de traces d’une critique sociopolitique dans la pratique de l’artiste (bien au contraire), les stratégies visuelles empruntées évitent l’écueil de l’appropriation mesquine ou de l’affrontement accusateur pour laisser la place à la création d’espaces harmonieux de potentialités. Comme le soutient l’autrice et activiste bell hooks, la mise en place d’« espaces harmonieux » (harmonious space), terme qu’elle préfère à celui d’« espace sûr » (safe space), n’est pas synonyme de consensus, mais dénote plutôt la part de risque, de chaos et d’inconfort que nécessite la reconnaissance des différences et l’engagement conjoint des individus à assurer le bienêtre commun, malgré des divergences d’opinions et d’identités5 5 - The New School, « bell hooks and Laverne Cox in a Public Dialogue at The New School », enregistrement vidéo, 13 octobre 2014, YouTube, 1 h 36 min 8 s, <www.youtube.com/ watch?v=9oMmZIJijgY.

Shuvinai Ashoona
Composition (People, Animals, and the World Holding Hands), 2007-2008.
Photo : permission de Dorset Fine Arts, Toronto

Cette volonté de créer un espace performatif pour générer des futurs divergents – ou du moins la volonté de se constituer un territoire « vierge » du poids de l’histoire – est également un leitmotiv important du futurisme autochtone. Dans l’ouvrage Reconciling in the Apocalypse, la philosophe et militante nēhiyaw Erica Violet Lee souligne cette réciprocité nécessaire entre l’idée d’une réconciliation pérenne et celle d’un lieu propre au déploiement des identités autochtones. Si l’autrice envisage la nature comme étant sans doute le socle privilégié pour cristalliser cette réconciliation, l’univers virtuel propose lui aussi des fondations solides pour édifier des devenirs autochtones. La pratique multimédia de l’artiste mohawk Skawennati est incontournable pour qui souhaite réfléchir à cette question d’un futur de l’autochtonie à travers une réappropriation des technologies. Cofondatrice du collectif de recherche-création Aboriginal Territories in Cyberspace (AbTeC), réseau voué à assurer la présence et la visibilité des communautés autochtones sur le Web, Skawennati use du monde virtuel comme d’une plateforme d’autonomisation, le cyberespace étant la terra nullius des identités autochtones de demain.

Tablant sur une esthétique et une narrativité participative issues des jeux de personnification, l’œuvre TimeTravellerTM (2008-2013) met ainsi en scène Hunter, un jeune Mohawk du 22e siècle, et Karahkwenhawi, une Mohawk du 21e siècle, qui voyagent dans le passé afin d’entrer en contact avec l’histoire de leur peuple. Constitué d’une série de neuf machinimas (courts films réalisés dans l’environnement virtuel du jeu Second Life), le projet relate autant d’évènements historiques forts tels que la crise d’Oka ou la mort de la sainte mohawk Kateri Tekakwitha. Témoins actifs performant leur passé (Hunter et Karahkwenhawi personnifient certains acteurs emblématiques de ces évènements), il et elle agissent non plus comme les simples figurants passifs de l’histoire, mais se réapproprient la trame narrative de leur patrimoine et l’agentivité de leur futur. Avec ces va-et-vient historiques, Skawennati nous invite à revoir le grand récit colonialiste de la modernité nord-américaine à travers le regard du colonisé. Motif central dans cette série, d’ailleurs, les lunettes (le TimeTravellerTM) sont l’outil précieux avec lequel voyagent les deux protagonistes. Cet esthétisme, que l’on pourrait lier au « réalisme magique » et au réenchantement de l’ordinaire, propose une réappropriation du réel et de l’histoire qui tient compte d’un métissage culturel indigène propre à une pensée décoloniale : c’est que ce nouveau métissage entraine une respiritualisation de l’imaginaire et de la conscience occidentaux.

Skawennati
Becoming the Peacemaker (Tekanawí:ta) machinimage tirée du projet, 2017.
Photo : avec le soutien de AbTeC, permission de l’artiste & Ellephant, Montréal.

Une fois encore, les temps se chevauchent de manière non linéaire, interrogeant du même coup la possibilité qu’offre le Web d’habiter un espace-temps réellement décolonisé.

Clin d’œil à la célébrissime série de science- fiction Star Wars, la machinima The Peacemaker Returns (2017) se déroule elle aussi dans une temporalité disjonctée. Campée en 3025 sur une planète Terre soumise à l’invasion, cette saga futuriste met en scène Iotetshèn:’en, une Iroquoise confinée sur un vaisseau spatial et mandatée pour créer une alliance intergalactique pour la paix et la transmission des savoirs autochtones. Initialement réalisée pour un public de 5 à 11 ans, l’œuvre permet de se familiariser avec les traditions et les pratiques des Premières Nations et d’entrevoir l’histoire dans une perspective autochtone. Projetée devant ce que l’on conçoit comme une maison longue du futur, la vidéo met en scène de multiples avatars historiques (Jacques Cartier, Donald Trump, Kateri Tekakwitha) ou fictifs (Iroquois ayant des pouvoirs surnaturels, extraterrestres de toutes sortes), de manière à transmettre une vision actualisée et positive de l’autochtonie comme culture légitime du futur. Dans la lignée des artistes du cyberpunk, sous-genre de la science-fiction où évoluent, dans des univers postapocalyptiques technodéficients, des antihéroïnes et antihéros, Skawennati propose dans son travail un No Future du temps colonial tel que le véhicule l’idéologie progressiste des Lumières, déboulonnant du même coup la posture passéiste souvent accolée aux identités autochtones.

Ce temps colonial est rythmé par les avancées technologiques, avancées qui, comme le souligne l’auteur.e bispirituel.le navajo Lou Cornum, prétendent à tort s’accompagner de révolutions sociales et humanistes – idéologie qu’interroge d’ailleurs le futurisme autochtone : « Le futurisme autochtone remet en question la notion de technologie avancée et la notion subséquente de civilisation avancée. […] Les entreprises d’extraction et d’exploitation ne sont qu’un des aspects de l’élan mortifère du colon, que le futurisme autochtone cherche à surmonter en imaginant différentes façons de se positionner par rapport aux notions de progrès et de civilisation6 6 - Lou Cornum, « The Space NDN’s Star Map », The New Inquiry, 26 janvier 2015, <https://thenewinquiry.com/the-space-ndns- star-map/>. [Trad. libre]. »

Skawennati
Watching the News Behind the Barricades, 2010, machinimages tirées du projet 2008-2013.
Photos : avec le soutien de AbTeC, permission de l’artiste & Ellephant, Montréal.

Celles-ci sont importées par le colonialisme et mises à mal par la futurité représentée ou imaginée par les artistes autochtones. Les scénarios apocalyptiques de villes infinies où suffoquent dans la pollution des êtres encapsulés sont troqués contre des entités ou des objets métis en symbiose avec une nature teintée d’animisme dans laquelle ils puisent une technologie et un savoir millénaires. Traditions et coutumes ne sont donc plus l’apanage du passé, mais l’héritage de l’avenir, renversant radicalement les rapports aux temps, au patrimoine et à l’imaginaire. Sensible à ces rapports de réciprocité entre nature et technologie, l’artiste crie-ojibwée KC Adams s’engage à déconstruire les stéréotypes technophobes qui stigmatisent les autochtones et les confinent au passé et à une sorte de primitivisme. Combinant peinture, perlage et impression numérique de circuits électroniques, la série Birch Bark Technology (2017-2020) réfléchit ainsi au concept même de « technologie » à travers le motif de la rivière. Sur de l’écorce de bouleau sont imprimés des circuits électroniques auxquels l’artiste a cousu des perles de verre bleues de manière à créer des cartographies abstraites évoquant sommairement des réseaux hydrographiques (Gage’gajiiwaan, 2020) ou laissant deviner des vues topographiques (Close to the Water, 2020). Outrepassant la simple métaphore de l’artère vitale assurant la libre circulation du capital humain, culturel ou matériel, la rivière s’impose chez Adams comme une forme de technologie intemporelle nécessitant une connaissance incarnée du territoire et une maitrise de savoirs précis au sujet de la nature, du climat, des communautés riveraines, etc. – savoirs qui sont d’ailleurs transmis de génération en génération et que l’artiste souhaite mettre en lumière. À l’instar de la curiosité scientifique que peuvent susciter des prouesses techniques telles que la construction du Machu Picchu ou des pyramides, Birch Bark Technology pose la question d’un passé indigène technologiquement « avancé», contrairement à la vision réactionnaire qu’en ont donnée les grands récits de la modernité. Sans prétendre être « supérieurs » aux épistémés actuelles, les savoirs ancestraux puisés de la nature nous invitent néanmoins à revoir notre conception du progrès et à démonter la fausse dichotomie qui oppose culture et nature, futur et autochtonie.

KC Adams
Water is Life, de la série Birch Bark Technology, 2020.
Photo : permission de l’artiste
KC Adams
Gage’gajiiwaan, de la série Birch Bark Technology, 2020.
Photo : permission de l’artiste

La réappropriation du futur par les imaginaires autochtones est une part essentielle de ce long processus de décolonisation des savoir-faire. Le pouvoir d’évocation que suscite la science-fiction et sa capacité de mobiliser des devenirs identitaires émancipés de l’Histoire – Histoire édifiée sur les piliers du colonialisme, du patriarcat et du capitalisme – ouvrent ainsi la voie à des futurités encore impensées. En ce sens, le futurisme autochtone, fondamentalement politique et performatif, partage les préoccupations des mouvements féministes, anarchistes ou écologistes, lesquels militent pour une refonte radicale de nos façons de vivre le présent et de penser l’avenir.

Anne-Marie Dubois, KC Adams, Shary Boyle, Shuvinai Ashoona, Skawennati
Cet article parait également dans le numéro 100 - Futurité
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Suggestions de lecture

Sarah Morris, Machines do not make us into Machines

Emily LaBarge
White Cube Bermondsey, London, U.K.
April 17–June 30, 2019
White Cube Bermondsey, London, U.K.
April 17–June 30, 2019
[En anglais]

Machines do not make us into Machines, I say to myself, over and over, walking to Sarah Morris’s striking exhibition of new works at White Cube Bermondsey, her first in six years. Inside the cavernous gallery, I say it again; and again as I leave, walking home over the murky, rushing water of the Thames, across the Millennium bridge, which is thronged with people travelling between St. Paul’s and Tate Modern—those cultural bastions of the north and south banks. “The whole bridge sways,” an American tourist says to his friend. “The entire structure is unstable, you just can’t tell when you’re walking on it.” He’s right, in a way, this fellow-walker: when the bridge first opened, in June of the millennial year, pedestrians experienced an alarming lateral sway. The bridge was immediately closed for repairs, and today the sway is no longer; the official explanation that eventually emerged for this unnerving early occurrence is something called “positive feedback,” or “synchronous lateral excitation”—the tendency of pedestrians in large groups to unconsciously match their footsteps to the imperceptible lateral sway of a bridge, thereby amplifying and exacerbating it.

Machines do not make us into machines, no, but some things are beyond our control. The entire structure is unstable, and we are lodged firmly within it, processed, moderated, modulated. But we make our way, dogged, nonetheless, dazzled and consoled, exhilarated by the patterns and processes of our own making. This all too human propensity undergirds much of Morris’s work, belying the hard-edge and slick painted surfaces of her canvases. In Machines, the artist’s signature language of geometric abstraction and an upending use of the grid system as a kind of indexical urban, architectural, capitalist pop is employed to new ends. Where Morris’s focus has often been the city and a sense of place—how power structures infiltrate institutions, geographies, and governing bodies with entropic intent—these new paintings, while writ in a similar visual language, etherise the forces that be.

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Bonnie Camplin
The Eight Pieces

Emily LaBarge
Camden Arts Centre, London, September 30, 2016 — January 15, 2017
Camden Arts Centre, London, September 30, 2016 — January 15, 2017

[En anglais]

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Cet article parait également dans le numéro 89 - Bibliothèque
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Suggestions de lecture

De la danse à la performance

Les figures d’Yvonne Rainer, de Merce Cunningham ou de Trisha Brown viennent rapidement à l’esprit lorsqu’on pense aux relations entre danse et arts visuels. Porte-étendards de la danse postmoderne américaine, ces chorégraphes ont créé des œuvres qui rappelaient à certains égards les happenings de Kaprow, à un moment d’ébullition où, dans les années 1950 et 1960, les disciplines des arts visuels et des arts de la scène se croisaient autour d’un objet hybride et difficile à circonscrire : la performance. Si les artistes et les danseurs ou chorégraphes se sont retrouvés, dans leurs recherches, autour de l’intention vague, mais tenace depuis le début du 20e siècle, de rapprocher l’art et la vie, ils arrivaient chacun à cette étape de leur réflexion artistique avec un bagage tout à fait différent, qui s’est avéré déterminant dans leur manière de critiquer, par l’entremise de « performances », les barrières de leurs disciplines respectives. Ce constat tendrait à confirmer le statut particulier que Laurent Goumarre accorde à la performance, quand il suggère qu’elle est « ce temps critique qui vient ponctuellement – et toute son histoire en témoigne, quelles que soient les formes qu’elle prend – pointer une crise esthétique et politique1 1  - Laurent Goumarre, « Tu n’as rien vu à Fontenay-aux-Roses », Art Press 2, no 7 (nov.- janv. 2008), p. 90. ». Cette affirmation rejoint celle de RoseLee Goldberg, historienne bien connue de la performance, qui insiste sur sa fonction subversive, voire provocatrice, dans la mesure où elle émerge souvent en réaction à un milieu oppressant, avec pour objectif d’outrepasser les limites des formes d’art plus établies2 2  - RoseLee Goldberg, Performance. Live Art Since 1960, New York, Harry N. Abrams, 1998, p. 13..

Pour la danse, il s’agissait alors de rejeter tout ce qui touche de près ou de loin à la question de la représentation. En refusant les diktats de la narration ou de l’émotion, en niant l’illusion de la facilité et de la beauté créée par la virtuosité technique et en tentant de repenser le contexte de présentation des œuvres, des chorégraphes ou danseurs ont voulu s’affirmer en dehors des codes du ballet classique. Ce travail de redéfinition de la danse avait déjà été amorcé dans les années 1920 et 1930 par des chorégraphes comme Martha Graham et Doris Humphrey, qui soutenaient que la danse devait informer et faire réfléchir le public en traitant de préoccupations contemporaines, plutôt que de simplement chercher à le divertir. Cet objectif de rapprochement entre l’art et la vie, qui s’est d’abord formulé dans le contenu des œuvres, s’est affirmé avec encore plus de vigueur dans la forme des chorégraphies à partir des années 1950, où des gestes quotidiens comme la marche, la respiration, la station debout – des gestes que l’on n’a pas hésité à qualifier de « trouvés », en reprenant l’expression associée à Duchamp3 3 - Susan Au, Ballet & Modern Dance, Thames & Hudson, Londres, 1988, p. 161. – sont devenus les piliers de chorégraphies de plus en plus abstraites. Une position qui s’est radicalisée avec le courant de la danse postmoderne américaine, qui refusait l’expression dans le mouvement pour embrasser, ironiquement, une position beaucoup plus proche des théories du modernisme et de l’art pour l’art dans les arts visuels, afin de centrer toute l’expérience de la danse sur une étude de la forme4 4 - Sally Banes, « Introduction à l’édition de Wesleyan », Terpsichore en baskets. Post-modern dance, Paris, Chiron, Centre national de la danse, 2002, p. 19.. Ainsi, c’est en s’éloignant de tout ce qui touche à la représentation que la danse se serait rapprochée des arts visuels – une avenue contraire à celle qui paraît pertinente d’emprunter pour réfléchir aux liens entre danse et performance dans le travail de Julie Favreau. En effet, si le geste chorégraphié agit comme point de départ de toute l’œuvre de cette artiste, elle s’intéresse au mouvement tout autant pour sa portée expressive que pour sa qualité visuelle.

Lorsque Favreau parle de son travail et de sa démarche, c’est aux univers de la danse et du cinéma qu’elle se réfère spontanément, et moins à celui de la performance, pourtant la sphère à laquelle elle est associée. Ainsi, ce sont les noms de chorégraphes français de la non-danse comme Jérôme Bel et Boris Charmatz, de lieux comme la Ménagerie de verre et la Friche la Belle de mai, ou encore de cinéastes comme Roy Andersson et Andreï Tarkovski qui suscitent le plus d’enthousiasme de sa part. On pourrait en déduire qu’elle ne se reconnaît pas dans la tradition de la performance, qu’on associe rapidement à l’idée d’expérimentation des limites du corps par l’artiste lui-même ; mais bien sûr, sa position est plus nuancée. À proprement parler, c’est moins un rejet de la performance qu’il faut retenir de son propos qu’une fascination pour le degré d’expressivité du geste, la capacité du corps à traduire un état d’esprit, une histoire, ou à faire advenir un personnage – une fascination qui rapproche sa démarche des univers qui ont traditionnellement à voir avec les questions de fiction et de représentation « vivante », soit ceux de la danse, du cinéma et du théâtre.

Julie Favreau, projet Ernest Ferdik,
Musée d’art contemporain de Montréal, 2011.
Photo : Guy L’Heureux, permission de l’artiste | courtesy of the artist

Julie Favreau : une approche chorégraphique

En voyant des « spectacles vivants5 5 - Expression consacrée en France» lors de ses séjours répétés en France en 2005 et 2006, entre autres …/…(b) rencontre improvisée de Christian Rizzo, Hey Girl ! de Romeo Castellucci et Love de Loïc Touzé, Favreau découvre sur scène des productions artistiques qui pourraient tout autant être présentées dans une salle d’exposition. Cela l’amène à envisager la salle d’exposition en tant que scène, qui bousculerait les codes du « spectacle » – notamment la frontalité du 4e mur, le « rendez-vous » défini du spectacle et sa durée précise –, mais utiliserait les mêmes paramètres, soit un décor, un performeur, une « histoire ». Comment les œuvres de l’artiste et son approche de la création évoquent-elles ou interrogent-elles l’univers de la danse, les règles du spectacle ? Il me semble que sa démarche est hybride, qu’elle remet en cause à la fois les conventions de la danse et celles de la performance. Sa recherche prend forme à travers une série de projets : 8 personnages engagés pour peupler scénario de drame psychologique (Centre Clark, 2007), présenté par Favreau comme une « mise en scène de performances dans une scénographie en galerie » ; Leur cinéma (La Centrale, 2010) et Le manoir (axenéo7, 2010), où il est question, pour les performeurs, « d’échanges chorégraphiques avec les objets qui les entourent » ; Ernest Ferdik (MACM, 2011), qui problématise l’installation comme hors champ de l’espace scénique où la performance est captée6 6 - Descriptions des projets de Favreau : www.juliefavreau.com. ; et finalement Antonel (Monument-National, 2012), intégré à la programmation de Tangente, un projet qui s’inscrivait dans le cadre de l’initiative IN LIMBO de la chorégraphe Lynda Gaudreau, dont l’objectif est d’encourager la recherche en chorégraphie ­fondamentale7 7 - Tangente, www.tangente.qc.ca/index.php?option=com_content&view=article&id=41..

Julie Favreau, 8 personnages engagés pour peupler scénario de drame psychologique (Médéric Boudreault), Centre Clark, Montréal, 2007.
Photo : Alexis Bellavance, permission de l’artiste | courtesy of the artist

Toutes les œuvres précédemment mentionnées impliquent une collaboration avec des danseurs, des acteurs ou des performeurs. Pour chacun de ses projets, Favreau choisit précisément les interprètes avec lesquels elle travaillera, les retenant pour leurs qualités physiques particulières, essentielles pour rendre la gestuelle et la tension qu’elle imagine au moment de la conception. Avec les années, elle a su s’entourer de collaborateurs qui connaissent son univers et qui sont à l’aise avec sa manière de travailler. D’abord, une inspiration littéraire ou cinématographique, qui précise la trame narrative qui sous-tendra l’ensemble et suggère des images, des personnages, des gestes, des objets capables de véhiculer l’énergie de la scène. Puis la création ou le choix d’un décor, d’un costume, et le façonnement d’objets qui n’ont pas qu’un simple rôle d’accessoires, mais sont pensés en fonction des mouvements qu’ils pourront générer. L’objet seul n’est jamais suffisant pour Favreau ; il lui faut toujours le geste pour en activer le potentiel narratif, ce qui en fait par la suite un artefact, chargé de l’énergie de la rencontre préalable. Et finalement, en atelier, un travail d’interprétation des gestes chorégraphiques imaginés en amont, qui s’adaptent, se colorent de la manière dont l’interprète se les approprie et les performe. Par exemple, pour le projet Antonel, la décision de travailler avec le danseur David Albert-Toth s’est imposée d’elle-même. Sa puissance physique alliée à sa souplesse et ses aptitudes de breakdancer ont permis l’élaboration d’une scène se déroulant sous un grand tissu. Albert-Toth y produisait des formes sculpturales en bougeant et surprenait le regard en sortant bras, jambe ou pieds à des endroits inattendus et rendus improbables par rapport à la forme dressée sous nos yeux. Ici, le danseur fait à la fois fonction d’objet – il est un dispositif artistique – et de sujet – il est un agencement physique qui participe activement, par ce qu’il est précisément, à la création ; une double position qui travaille, qui tenaille toute création chorégraphique8 8 - Geisha Fontaine, « Objets de danse. Objets en tous genres », La Part de l’Œil, no 24, 2009, p. 104-105. .

Julie Favreau, projet Antonel, IN LIMBO, Tangente, Monument-National, 2012.
Photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist

Les enjeux de la représentation et de l’expressivité se trouvent également au fondement de la pratique de l’artiste, puisqu’elle cherche toujours à créer des personnages dont l’épaisseur psychologique se communiquerait par le corps en mouvement, en interaction avec des objets et un lieu défini. En ce sens, sa démarche évoque la manière dont Boris Charmatz envisage le travail du danseur, qui consiste selon lui à « [r]etrouver à l’intérieur même du travail sur la matière du geste, toutes les résonances psychologiques, libidinales, sociologiques, politiques, éthiques qui se nouent dans le geste9 9 - Boris Charmatz, « Extraits de trois conversations avec Isabelle Launay », www.borischarmatz.org/node/413. ». Si la notion de présence, souvent abordée dans les textes qui théorisent la performance, reste importante pour Favreau, elle l’approche différemment dans ses projets, où il est moins question de faire vivre au spectateur l’ici et le maintenant grâce à la concentration du performeur, que de lui faire retrouver, dans la fraîcheur du geste qui ne doit jamais sembler répété, la vérité d’un instant vécu au présent par le danseur. Ainsi, l’idée de présence passe par l’intensité du geste du danseur qui, dans son interprétation, doit s’éloigner du jeu pour s’approcher des sensations réelles du moment dansé. Toute la tension des œuvres de Favreau se trouve dans ce nœud, qui mêle représentation et réalité : en cherchant à éviter le jeu, elle s’approche de la performance et de son diktat du moment présent, et pourtant ce moment n’est jamais original puisqu’il est écrit et répété en atelier. Qu’elle soit filmée ou présentée en direct, la performance chorégraphique compliquerait donc systématiquement cette idée de rapport direct au réel, s’inscrivant toujours en différé, puisqu’une écriture chorégraphique a construit en amont ce qui est présenté. L’artiste réfléchit d’ailleurs aux correspondances qui existent entre l’écriture vidéographique, l’écriture destinée à la salle d’exposition et celle pour la scène, qui concernent l’idée de rythme, lié au travail d’édition et de montage. La scène s’approche de la vidéo en ce sens où toutes les deux s’appréhendent d’un seul point de vue, frontal, et où le changement de rythme se trouve planifié puisque ce n’est pas le spectateur, par ses allées et venues dans l’espace, qui peut le faire varier. Vidéo et performance scénique sont donc des propositions fermées, résolues, alors qu’en galerie, les œuvres sont plus ouvertes et le rythme, plus chaotique, aucun des paramètres n’étant complètement fixe.

Finalement, la scène en tant qu’espace malléable ouvrant sur un ailleurs physique et mental – un état de fait accepté tacitement par le spectateur habitué aux codes du « spectacle », qu’il s’agisse de danse ou de théâtre – est un objet d’exploration pour les œuvres de Favreau, qui mélange deux horizons d’attente en proposant un va-et-vient entre deux traditions : alors que pour 8 personnages et Antonel elle maintient le 4e mur et, avec lui, le point de vue frontal et la distance qu’il impose, elle avale complètement le spectateur avec les installations immersives Le manoir et Ernest Ferdik, au sein desquelles le visiteur peut circuler. Le contexte de présentation de la performance a une incidence directe sur la manière dont est envisagé le temps, une variable qui est prise en compte au moment de l’écriture chorégraphique. Lorsque la performance a lieu devant spectateurs, dans l’installation, le visiteur peut arriver à tout moment, et rester le temps qui lui convient, alors que des œuvres comme Antonel ou 8 personnages proposaient un rendez-vous à heure fixe, dont la durée était, grosso modo, planifiée.

Bref, c’est peut-être dans le processus plutôt que dans le résultat que les correspondances entre « spectacle vivant », danse et performance se font sentir dans le travail de Julie Favreau. Sa posture de chorégraphe se différencie de celle du metteur en scène ou du réalisateur, puisque son matériau principal reste le geste, le mouvement du corps dans l’espace, et non le texte. Ce serait donc moins le résultat que le point de départ, son rapport à la création, qui ferait la différence : la performance, une attitude du présent ; la danse, une écriture du geste ; et la performance chorégraphique, un savant mélange des deux.

Anne-Marie St-Jean Aubre, Julie Favreau
Cet article parait également dans le numéro 78 - Danse hybride
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