Société guerrière : l’infiltration des conflits dans la vie quotidienne

« Alors que la “guerre classique” était une mise en tutelle politique totale de la société, les nouvelles guerres fusionnent totalement le social et le politique. La société guerrière pénètre donc dans l’intimité de la vie quotidienne de chacun, sans que, pour autant, un ordre politique ne la domine. »

Ces nouvelles guerres dont il est question dans Nouvelles guerres. Comprendre les conflits du XXIe siècle1 1 - Bertrand Badie and Dominique Vidal (ed.), Nouvelles guerres. Comprendre les conflits du XXIe siècle (Paris: Éditions La Découverte/Poche, 2016). apparaissent progressivement dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, de la Guerre froide et du 11 septembre 2001. Moins orientées sur l’expansion territoriale, elles sont marquées notamment par les guerres d’indépendance et le déplacement des conflits vers le sud. Selon Bertrand Badie, « ces “nouvelles guerres” renvoient d’abord aux situations de crise sociale aigüe vécues par les sociétés concernées. Loin d’être le résultat d’une compétition interétatique, elles dérivent d’un échec de l’État, de sa faiblesse, de son incapacité à s’affirmer, de son manque de légitimité, de son inaptitude à faire face à la décomposition sociale2 2 - Ibid., « Introduction », p. 16. ». Ce constat selon lequel les conflits dans le monde s’infiltrent dans la vie quotidienne des individus se manifeste dans les réflexions publiées ici. Des œuvres qui s’intéressent aux guerres civiles, à ces violences fratricides ayant détruit des communautés et déplacé des populations entières en témoignent, de même que les conflits sociaux caractérisés par le contrôle des systèmes hégémoniques ou l’impact du capitalisme mondial sur la vie des individus. Les textes rendent compte des traumatismes ou de l’aliénation que vivent les membres de différents groupes – extrême vulnérabilité, déformation de l’identité culturelle, dépolitisation de l’existence –, mais aussi, surtout, des tentatives de transcender la violence des conflits au quotidien, voire d’en faire un motif d’action, de résistance ou de résilience.


C’est un exercice délicat de parler des conflits vécus par d’autres. La plupart des auteur.e.s et des artistes de ce dossier vivent dans des zones relativement paisibles et perçoivent les guerres par l’entremise des médias. D’autres toutefois les ont éprouvées personnellement, ou connaissent à travers l’expérience de leurs proches les conséquences qui en découlent (diaspora et déracinement, questionnements identitaires…). Les stratégies artistiques employées sont donc aussi variées que les formes de conflit qui les ont motivées. Les images de guerre sont analysées, par exemple, au moyen d’une relecture du rôle des médias et du phénomène de manipulation de l’information caractéristique de nombreux conflits. Des artistes ont choisi de se réapproprier ces images pour construire de nouvelles narrations à la fois critiques et réparatrices. Quelques-uns se réfèrent à des guerres du passé récent ou toujours actuelles (Cachemire, Russie-Ukraine, Colombie, Iran-Irak, Israël-Palestine, ex-Yougoslavie, Syrie…) en en revisitant les vestiges ou les symboles (frontières, murs, bunkers…) ou en observant la manière dont les populations touchées arrivent malgré tout à se composer un quotidien.


Et puisque les conflits ne se résument pas aux guerres, nous nous sommes aussi intéressés, pour reprendre les mots de l’une de nos auteures, aux combats qui se font au cœur de l’existence et aux œuvres qui témoignent des luttes et des inégalités sociales issues du colonialisme, de l’autoritarisme et du biopouvoir. Dans ces textes, nous voyons comment ces affrontements se manifestent dans le langage corporel et le geste collectif, par exemple par l’emploi de la passivité comme moyen de résistance infrapolitique.


Plusieurs œuvres nous rappellent finalement que malgré les conflits et les guerres, le quotidien des gens poursuit aussi son cours et que la vie, le jeu, l’humour s’y forgent toujours une place. Il y a également, chez ceux et celles qui ont côtoyé la mort, un désir de préserver la mémoire et une capacité de résilience qui, exprimés par les rituels ou le chant, contribuent à cette ode à la vie. « Je construis mon œuvre autour des étincelles d’espoir », nous dit la cinéaste Juanita Onzaga en clôture de ce dossier. Elle ajoute : « Il faut lutter pour accéder à cet avenir possible, à cette idée de ce à quoi la paix pourrait ressembler. »

Cet article parait également dans le numéro 96 - Conflits
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