Revendiquer un espace queer

Sylvette Babin
Dans la foulée du numéro précédent, qui portait sur les féminismes, nous poursuivons la réflexion sur la question des genres et des sexualités en nous attardant aux pratiques et aux théories qui cherchent à transcender la pensée binaire de la société patriarcale hétéronormative et cisnormative.

Dans ce contexte, nous nous penchons cette fois sur les pratiques issues des communautés LGBTQQIP2SAA, sigle qui désigne les personnes qui s’identifient et se célèbrent comme lesbiennes, gai.e.s, bisexuel.le.s, transgenres, queers, questioning (incertain.e.s), intersexué.e.s, pansexuel.le.s, two-spirits (bispirituel.le.s ou niizh ­manidoowag) ou asexuel.le.s, en nous plaçant de toute évidence dans la position du dernier A : celle des allié.e.s. Notez qu’en choisissant le sigle LGBT+, nous ne cherchions pas uniquement à simplifier l’écriture, mais aussi à nous ouvrir à une pluralité d’identités, souhaitant par ailleurs contribuer, à notre mesure, à la reconnaissance sociale et artistique des personnes qui font partie de ces groupes.

Or, pour reconnaitre la diversité au sein d’une société, il faut d’abord accepter de la voir et de l’entendre. Il faut aussi admettre l’existence de la discrimination, qui engendre toujours autant de violence physique et psychologique envers les personnes marginalisées. Dans le présent numéro, plusieurs auteur.e.s se sont intéressé.e.s à différentes formes de stigmatisation et d’exclusion sociale et, pour en faire état, certain.e.s ont fait appel aux notions de visibilité et d’invisibilité. Il convient dès lors de préciser les nuances sémantiques qu’ils et elles apportent à ces termes. Si la visibilité est souvent présumée intrinsèque à la présence et à la représentation de soi dans l’espace social (être vu et entendu), elle est également liée au jugement et à la stigmatisation qui découlent du regard porté sur l’« autre ». En contrepartie, l’invisibilité fait à la fois référence aux personnes marginalisées – souvent privées du pouvoir d’être vu et entendu – et à la « normalité », laquelle permet de passer inaperçu. Andrea Williamson aborde la question sous cet angle en affirmant au sujet « de l’“invisibilité” (de l’insaisissabilité, de la fugacité) qu’elle offre la possibilité d’échapper à l’invisibilité sociale – au racisme, au sexisme et à diverses formes d’exclusion fondées sur les classifications ». Clinton Glenn soulève pour sa part une épineuse question : « à quel moment la recherche de visibilité devient-elle politiquement puissante et quand risque-t-elle de mener à la violence ? » Il cite également l’auteure féministe Peggy Phelan, qui affirme que « la volonté d’accorder davantage de visibilité aux personnes politiquement sous-représentées, si elle n’est pas accompagnée d’un examen attentif visant à cerner qui doit affirmer son pouvoir, de quelle façon et devant qui, ne peut donner que de faibles résultats ». Bien qu’elles mettent en évidence la complexité des enjeux sociaux et politiques en matière de droits LGBT+, ces analyses ne devraient pas être interprétées comme une recommandation à ne pas s’insurger contre les différentes formes d’oppression de la société hétéro­normative. D’ailleurs, il n’y a certainement pas, dans ce dossier, de prescriptions quant au meilleur modèle à suivre pour tendre vers une société plus ouverte. Les auteur.e.s publié.e.s font état de situations existantes et les pratiques mises de l’avant semblent toutes motivées par une volonté de changement. Ainsi, la plupart des œuvres proposées témoignent d’une position revendicatrice et activiste, sous des formes allant des plus subtiles – par exemple en traitant de sujets universels tels la douleur et le deuil ou en privilégiant l’abstraction et la non­-représentation – à d’autres faisant ouvertement appel à la résistance ou à la propagande d’agitation (l’agit-prop). Affirmer que l’art LGBT+ est un art engagé correspondrait à opérer une nouvelle forme de catégorisation. Cela étant dit, la revendication d’un espace queer est peut-être, somme toute, le lien qui rassemble le mieux les différences de chacun.e.s.

Sylvette Babin
Cet article parait également dans le numéro 91 - LGBT+
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