Les stars de l’art contemporain :
enseignements des palmarès réputationnels

Alain Quemin
Dans Les Stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels, publié en 2013 à Paris aux éditions du CNRS, Alain Quemin étudie les palmarès consacrés à l’art contemporain qui cherchent à établir quels sont les artistes les plus importants ou les plus en vue, ainsi que les personnalités les plus puissantes du domaine. En comparant les divers classements entre eux, il analyse en particulier comment les palmarès sont construits, dans quelle mesure leurs résultats convergent, et le lien qui existe entre le succès institutionnel et la réussite économique sur le marché. Il examine ensuite les facteurs qui pèsent sur l’accès à la notoriété et à la consécration. Pour esse, Alain Quemin répond aux questions d’Ana Leticia Fialho sur son ouvrage, et retrace à la fois la genèse de sa recherche, ses objectifs et ses principaux résultats.

Ana Leticia Fialho : Pouvez-vous expliquer comment, dans votre dernier livre, Les Stars de l’art contemporain, vous en êtes venu à analyser les palmarès réputationnels dans le secteur des arts visuels ?

Alain Quemin : En tant que sociologue, je me suis spécialisé depuis une vingtaine d’années dans l’étude des arts visuels, plus particulièrement de l’art contemporain, et j’ai eu envie d’analyser la question de la notoriété dans ce domaine. Très vite, il m’a semblé essentiel d’étudier les palmarès qui foisonnent dans le secteur et qui visent à objectiver la réputation des artistes. Ces classements sont très présents et, en même temps, leur mode de construction est mal connu, d’où mon souhait de les éclairer. Par ailleurs, on ne prend jamais le temps d’étudier comment évoluent les palmarès dans la durée ni d’en comparer les résultats pour voir s’ils convergent ou non.

ALF : Quels sont les principaux classements d’artistes que vous avez analysés et quelles sont les différences les plus notables entre eux ?

AQ : Le Kunstkompass, palmarès des cent artistes les plus en vue dans le monde, est le palmarès des stars, mais aussi la star des palmarès ! Il existe depuis 1970 et il est publié quasi annuellement depuis cette date. Il permet donc d’en apprendre beaucoup sur les transformations du monde de l’art contemporain. De façon révélatrice, 1970 correspond à l’émergence de l’art contemporain comme catégorie. C’est comme si, dès l’apparition de l’art contemporain avec la grande exposition organisée par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne en 1969, When Attitudes Become Form, il avait fallu créer un instrument pour réduire l’incertitude qui caractérise la valeur de l’art contemporain. Je compare ce palmarès avec l’autre principal classement d’artistes, celui d’Artfacts, nettement plus récent et dont la méthodologie, beaucoup plus complexe, est très différente… mais dont les résultats sont étonnamment proches de ceux du Kunstkompass, du moins dans les rangs les plus élevés. Il faut dire que, dans les deux cas, les classements sont élaborés en fonction de jugements émis par des experts (par exemple, pour le Kunstkompass, le fait d’exposer dans de grandes institutions et de faire l’objet d’articles dans les principales revues d’art internationales). Je me suis aussi intéressé à la notoriété sur Internet, à travers le palmarès d’Artnet qui se fonde sur les recherches de noms d’artistes faites sur son site. Là, quand n’intervient pas le filtre du jugement de professionnels ou d’experts, comme dans les cas précédents, les résultats obtenus sont très différents. J’ai également analysé les palmarès obtenus à partir du marché des enchères, grâce aux données d’Artprice.

ALF : Qu’en est-il des palmarès en art contemporain autres que ceux consacrés aux artistes ?

AQ : De façon amusante, sont apparus récemment des palmarès… d’œuvres ! Mais les résultats ne sont pas très différents de ceux des artistes. Il existe aussi désormais un palmarès très en vue des personnalités les plus puissantes du monde de l’art contemporain, le Power 100, publié annuellement par The Art Review, qui dépasse donc très nettement le cas des seuls artistes et traite aussi des collectionneurs, des galeristes, des conservateurs, des commissaires d’exposition… En fait, j’ai trouvé et analysé plus d’une dizaine de palmarès différents liés à l’art contemporain. Aujourd’hui, ces palmarès se multiplient et ils sont partout !

ALF : Qui utilise les classements réputationnels dans l’art contemporain et à quoi servent-ils ?

AQ : En tant que sociologue, ce qui m’a intéressé, c’est de constater que, quand on réalise des entretiens auprès des acteurs du monde de l’art contemporain – collectionneurs, artistes, galeristes, etc. –, et quand on les interroge à ce sujet, les classements réputationnels sont souvent critiqués, voire décriés. Pourtant, ces palmarès sont généralement très bien connus, et ceux qui en soulignent les limites ou qui en expliquent les biais montrent, par là même, qu’ils s’y sont intéressés de près ! Par ailleurs, il m’est arrivé plus d’une fois, étant moi-même acteur du monde de l’art contemporain, de voir des galeristes ou des collectionneurs se connecter à Internet pour rechercher des informations dans des classements sur les artistes dont je leur parlais ! Enfin, comme je l’évoquais, au cours des récentes années, les palmarès en art contemporain se sont multipliés, ce qui rend bien compte d’une forte demande pour ce type de classements. Il existe donc de nombreux indices qui témoignent que beaucoup de gens s’intéressent aux palmarès réputationnels en art contemporain. Pourquoi ? Parce qu’ils synthétisent de l’information et permettent de résoudre, en partie, l’incertitude qui pèse sur la valeur de l’art contemporain et sur la qualité des artistes actuels.

ALF : Vous comparez les classements aux magazines people, que personne ne lit mais que tout le monde consulte. Pouvez-vous préciser cette idée ?

AQ : En art, il est généralement reconnu comme une grande qualité d’avoir « l’œil », de pouvoir déterminer par soi-même ce qui est bon ou pas. Pourtant, il est également essentiel d’échanger des informations, des jugements avec les autres acteurs du monde de l’art contemporain. Même si on ne leur attribue pas une véracité parfaite, souvent on aime bien « jeter un œil » à ces palmarès, savoir ce qu’ils indiquent, d’autant plus que ces classements sont censés révéler une réalité objective… Mais ils la créent aussi en partie, ils possèdent une dimension performative.

ALF : Vous soulignez que le Kunstkompass, bien qu’il fasse autorité, n’est pas complètement fiable. Comment fonctionne-t-il dans ses grandes lignes et quels sont ses défauts principaux ?

AQ : Disons que le Kunstkompass montre un fort biais en faveur des artistes allemands, car dans son mode de construction, qui attribue des points aux différents artistes du monde en fonction de leurs expositions individuelles, des manifestations collectives et de la couverture obtenue dans de grandes revues internationales d’art, cet instrument surreprésente les établissements allemands. Or, comme dans tous les pays, ceux-ci à leur tour exposent beaucoup leurs propres artistes nationaux. Néanmoins, malgré ces limites, la simple longévité du Kunstkompass rend bien compte de son succès.

ALF : Contrairement à ce que l’on croit souvent, le Kunstkompass n’est pas un indicateur économique…

AQ : Absolument. C’est vraiment la visibilité internationale des artistes qui est évaluée, mesurée, et qui donne lieu au classement publié. C’est seulement dans un dernier temps, ultimement, que la notoriété est comparée avec le prix moyen des artistes sur le marché, avec leur cote. Cela permet d’apprécier si un artiste est trop cher, bon marché ou proposé à son juste prix par rapport à sa seule réputation.

ALF : Quels liens existe-t-il entre le succès de notoriété et le succès marchand ?

AQ : Aujourd’hui, il semble qu’à un niveau élevé de reconnaissance, le lien avec le succès marchand n’est pas automatique. Il existe des artistes dont la production est très orientée vers les musées et d’autres qui s’adressent surtout au marché. Les superstars, elles, c’est-à-dire les artistes situés tout au sommet de la hiérarchie, réussissent le plus souvent dans les deux univers.

ALF : Quelles sont les principales différences entre la logique de consécration par le marché et la logique de consécration par les institutions ?

AQ : Le marché est soumis à la demande des collectionneurs, dont beaucoup sont des collectionneurs privés, des particuliers notamment, pour qui les dimensions des œuvres et les exigences de conservation revêtent une grande importance. Les musées et les galeries, eux, sont nettement moins soumis à ces impératifs et ils peuvent, au contraire, chercher des œuvres spectaculaires de très grandes dimensions, par exemple des installations et des environnements, qui sont plus difficiles à absorber pour le marché. Les critères et les échelles d’appréciation du travail des artistes s’en trouvent affectés.

ALF : Comment peut-on définir les artistes orientés vers le marché et ceux qui sont orientés vers les institutions ? Quels seraient les plus connus dans chacun de deux groupes ?

AQ : Un artiste orienté vers le marché produit souvent des œuvres plaisantes, dont l’approche n’est pas trop austère, qui peuvent être colorées, pop, même décoratives, dont on identifie facilement l’auteur, ce qui leur confère une excellente fonction de marqueur social. Jeff Koons ou Takashi Murakami constituent de bons exemples d’artistes orientés vers le marché. Les artistes orientés vers les institutions versent souvent plus dans les installations, la vidéo, le conceptuel, créent des œuvres plus « sèches », qui peuvent déranger ; par exemple, Bruce Nauman ou Christian Boltanski.

ALF : Quelle différence faites-vous entre notoriété et consécration ? Que change le passage de l’une à l’autre ?

AQ : La consécration constitue la forme suprême de la reconnaissance et de la notoriété. Il est clair que certains artistes, lorsqu’ils ont réussi à occuper les toutes premières places des classements, ne peuvent plus guère s’en éloigner. De stars, ils sont devenus superstars, des icônes, ils incarnent pour ainsi dire la création artistique contemporaine. Tel est aujourd’hui le cas d’artistes tels que Gerhard Richter, Bruce Nauman ou Georg Baselitz.

ALF : Les artistes et les galeries contribuent mutuellement à leur réputation. Pouvez-vous préciser cette idée ?

AQ : Qu’est-ce qu’un artiste star ? C’est un artiste qui est représenté par une grande galerie et dont le travail est exposé dans les plus grands musées. Qu’est-ce qu’une grande galerie ou qu’est-ce qu’un grand musée ? C’est un endroit où sont montrés… les plus grands artistes. En fait, les lieux et les personnes se qualifient mutuellement, chacun devient garant de la qualité esthétique – et aussi, souvent, de la valeur financière – de l’autre.

ALF : Selon votre recherche, les classements permettent d’identifier clairement les centres névralgiques de l’art et de dresser une véritable hiérarchie des pays sur la scène internationale de l’art contemporain…

AQ : Absolument ! En dépit de l’idéologie, très prégnante dans le monde de l’art contemporain, de la mondialisation artistique et de la disparition des frontières, celles-ci conservent tout leur sens et les pays restent très fortement hiérarchisés. Aujourd’hui, les États-Unis et New York en particulier constituent clairement le centre incontesté du monde de l’art contemporain. À eux seuls, les États-Unis contribuent environ à la moitié de la production contemporaine la plus en vue internationalement. C’est énorme. Puis on retrouve, nettement derrière, l’Allemagne et Berlin, le Royaume-Uni et Londres. La France avec Paris vient encore après, assez nettement distancée, avec la Suisse, l’Autriche et l’Italie, chacun de ces pays pesant autour de cinq pour cent, ou encore moins. En dépit des discours, la présence des autres pays du monde sur la scène internationale la plus reconnue, celle qui fait l’objet de la plus vive concurrence, est assez marginale ou même inexistante. Aujourd’hui, les artistes qui viennent des pays les plus périphériques du monde de l’art contemporain, notamment les plus exotiques (mais pas seulement), sont souvent obligés de s’expatrier, à Berlin souvent, mais davantage encore à New York, pour rejoindre une scène porteuse, un marché très dynamique, et accroitre ainsi leurs chances de réussir. Les palmarès qui tiennent compte de la seule nationalité des artistes sont souvent trompeurs. Le pays et la ville de résidence sont bien plus importants, car ils pèsent plus fortement encore sur les réseaux dans lesquels s’insèrent les artistes. Or ceux-ci ne s’expatrient pas n’importe où, et les expatriés les plus reconnus sont aujourd’hui extrêmement concentrés à New York.

A. L. F. : Votre recherche montre que, là encore, loin de l’idéologie selon laquelle seul le talent pourrait rendre compte du succès des artistes, l’âge joue un rôle déterminant. Qu’en est-il aujourd’hui et comment ce facteur a-t-il évolué depuis les années 1970 ?

AQ : Aujourd’hui, les artistes stars sont âgés en moyenne d’une soixantaine d’années et beaucoup ont plus de 70 ans. Le monde de l’art contemporain se veut très ouvert, il est même parfois marqué par un certain jeunisme, mais se faire reconnaître comme un artiste important prend, aujourd’hui, beaucoup de temps… pendant lequel on vieillit ! De nos jours, on parle sans rire de « jeunes artistes » de 40 ou 45 ans… Les quelques rares cas d’artistes jeunes très reconnus, comme les quadragénaires Jonathan Meese ou Olafur Eliasson, font oublier tous leurs pairs qui sont encore plus reconnus qu’eux et, dans l’ensemble, beaucoup plus âgés. On ignore trop souvent qu’en 1970 figuraient parmi les cent artistes les plus reconnus dans le monde des créateurs âgés de moins de 30 ans – comme Bruce Nauman, alors âgé de seulement 29 ans –, ou même d’à peine plus de 20 ans, comme le peintre belge Robert Verheyen qui en avait… 22 ! Aujourd’hui, c’est non seulement impossible, mais impensable…

ALF : Qu’en est-il de l’influence du sexe dans l’accès à la notoriété ? Les femmes semblent encore se heurter à des obstacles dans le processus de consécration artistique…

AQ : Contrairement à ce que je supposais naïvement avant de commencer cette recherche, la place des femmes n’a pas du tout progressé de façon continue depuis le début des années 1970, alors que leur sort s’améliorait beaucoup dans les sociétés occidentales à cette époque. La part des femmes parmi les artistes les plus en vue a même nettement reculé, de huit pour cent en 1970 à pratiquement rien au milieu des années 1980 ! Puis le sort des femmes s’est amélioré, elles sont devenues plus visibles, mais surtout à partir du début des années 1990. Toutefois, les femmes artistes se heurtent désormais à un plafond de verre et n’arrivent même pas à former le quart des artistes stars. Leur situation est encore moins enviable sur le marché, où elles n’occupent guère que huit à dix pour cent des places. Je pense que le sort des femmes artistes est d’autant moins susceptible de s’améliorer qu’on croit maintenant trop souvent – à tort, donc – que leur problème d’accès à la reconnaissance est pleinement résolu.

ALF : Au final, que nous propose la perspective sociologique pour mieux comprendre l’accès à la notoriété en art contemporain ?

AQ : La sociologie permet déjà de comprendre le fonctionnement des palmarès et la fonction qu’ils remplissent dans le monde de l’art contemporain. En tant que sociologue, je pense qu’il est important de chercher à comprendre et à dévoiler la réalité sociale ; par exemple, montrer qu’aujourd’hui, les artistes contemporains les plus reconnus sont généralement très âgés, que les femmes occupent encore des positions le plus souvent secondaires, ou encore que les différents pays du monde possèdent des positions extrêmement hiérarchisées sur la scène artistique internationale et que le poids des États-Unis est assez écrasant, même à une époque qui veut croire à la mondialisation et aux métissages culturels permanents. Chaque fois, pour faire apparaitre tout cela, il faut objectiver la réalité et remettre en cause des idées préconçues, qui sont largement fausses…

Alain Quemin
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Cet article parait également dans le numéro 81 - Avoir 30 ans
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