François Quévillon, Les attracteurs étranges, Oboro, Montréal, 2008.
photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
« Ce qui est caractéristique du rêve d’Alice et de toute vision onirique, c’est la discontinuité, la soudaineté sans transition des apparitions, des présences non préparées, c’est la fluidité universelle qui l’entoure et qui la gagne, dont elle fait partie et qui manque de la dissoudre1 1  - Extrait de la préface de Jean-Jacques Mayoux dans Tout Alice, Lewis Carroll, Flammarion, 1979, p. 24. ».

Présentée dans le cadre de l’exposition collective Coefficients ­d’intimité2 2 - L’exposition du groupe Interstices s’intéressait aux nouvelles formes de ­proxémies se développant autour de l’usage des services de communication en réseau par la présentation de créations artistiques qui intègrent, entre autres, des dispositifs médiatiques tangibles et des interactions in situ. Commissaires : Lynn Hughes et Jean Dubois. Du 13 septembre au 18 octobre 2008. à Oboro, l’installation Les attracteurs étranges de François Quévillon s’articule autour de notions complexes – notamment celle d’équilibre instable – à travers un système ouvert mettant en ­relation des flux de matière, d’énergie et d’information. Y sont actifs des ­principes antinomiques qui, depuis une expérience esthétique privilégiée, ­interrogent la conscience perceptive dans ses retraits plus sensibles. 

Dans une pièce à part expressément construite pour la contenir, l’installation occupe l’espace de diffusion. Dans une de ses parois est inséré un grand écran lumineux (bassin en verre), point névralgique de l’œuvre dont on peut voir les deux faces selon qu’on se trouve à ­l’intérieur ou à l’extérieur de la pièce. Cette part double (envers/endroit) de l’œuvre semble opérer en miroir selon une équation espace-temps toujours un peu en décalage avec elle-même, puisqu’on doit quitter un point d’observation pour en retrouver un autre. Le rapport du visiteur à l’œuvre est empreint de fascination. Certes, la proposition invite à une lecture déambulatoire (déplacements de part et d’autre de l’écran, et d’une face à l’autre du dispositif) – autant visuelle qu’auditive –, mais elle incite surtout à une vigilance perceptuelle qui va bien au-delà de ces espaces d’énonciation plus convenus. 

Bien inscrite dans le moment présent de l’œuvre, cette fascination est accompagnée d’une sorte d’expectative toute tendue vers le « à voir ». Les phénomènes agissants – générés par un système beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît – s’y déploient avec subtilité, et la matière qui en anime les forces ne se donne pas à voir si aisément : une fine brume se meut dans la lumière3 3 - Son mouvement est animé par les courants d’air générés par des ventilateurs ­dissimulés à l’intérieur du bassin de verre. Ceux-ci sont activés selon la présence et les déplacements des visiteurs de part et d’autre de l’écran de fumée.. L’ondulation de celle-ci (ses humeurs) opère une force d’attraction à laquelle s’accroche le regard, captif de sa propre errance. De façon paradoxale, la lecture de ­l’œuvre s’exauce aussi dans un incessant mouvement de scrutation4 4 - Dans les deux acceptions du terme : examiner (une chose) avec beaucoup ­d’attention, et au figuré : tenter de pénétrer (une chose abstraite) afin de découvrir ce qui est caché.

François Quévillon, Les attracteurs étranges, CDEx, Montréal, 2008.
photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist 

Ici, l’attention (la tension) perceptuelle est fondée tout autant sur l’attente d’une apparition… ou d’une disparition – que puis-je discerner de ce visible et dans quelles conditions sont tenues mes capacités visuelles – que sur un état de réceptivité plus méditatif, voire moins volontaire. État que j’aimerais qualifier aussi de picnoleptique5 5 - Notion chère à Paul Virilio, explorée dans Esthétique de la disparition, Paris, Galilée, 1989., c’est-à-dire constitué de moments d’absence (disparitions dans l’instant) qui semblent avoir pour effet chez certains sujets de suspendre le temps. 

Judicieusement conçu, le système des Attracteurs étranges est ­perméable dans les deux sens et prend aussi en compte les aspects fuyants de la pièce. Ainsi, les échappées de fumée sont organisées à même l’étanchéité du dispositif et de ses ramifications dans l’espace ­(extrémités et joints des murs, système d’évacuation vers le puits de lumière de la galerie). Dans la pièce, un léger brouillard s’installe et se dissipe selon l’achalandage des visiteurs. Ces bouffées furtives se ­présentent comme des microévénements qui ponctuent le souffle de l’œuvre. Rattachées aux composantes déjà effectives au sein du ­travail, celles-ci évoquent les interstices de la pensée. Cela dit, l’oeuvre ­fonctionne selon un mode de circularité incessant dont participent tous ses éléments, dans sa mécanique bien concrète comme dans les constructions métaphoriques qu’elle appelle.

La pièce de Quévillon se déplie dans la complexité de la perception, celle d’une réalité en constante fluctuation (insaisissable), troublée de ­fuites vers l’imaginaire (projection et imagerie mentale). Lorsque le visiteur s’approche de l’écran, il s’en trouve aspiré comme d’un ­vertige. Les effets du mouvement de la fumée, les degrés de profondeur ­optique qu’elle occasionne, ainsi que les textures sonores magnifiées, ­encouragent ce vertige à même notre propension naturelle à la ­projection mentale.

La qualité évanescente de l’œuvre fait oublier les ­implications ­pourtant bien matérielles qui l’ont rendue possible (et qui en ­renouvellent l’essor de façon constante). Par ailleurs, le fait que le ­dispositif ­technologique et son appareillage cachés soient activés et calibrés d’après la circulation du visiteur a certes une incidence directe sur la pièce, mais ne semble pas signifier que l’on doive s’en préoccuper, le principe interactif n’étant pas manifestement signalé. Selon un mode subliminal, l’activation des éléments se fait tout en nuances, la présence de l’œuvre réactualisée selon celle du visiteur s’arrime à lui dans un même souffle.

Jusqu’à ce qu’il puisse cerner un objet de perception tel un indice, tant qu’il cherche à voir, l’œil est maintenu en faillite dans son exercice. Le programme de l’œuvre semble se dévoiler suivant une importante condition : l’autre. Quoique cette donnée de lecture n’ait pas la même portée pour tous, elle permet une préhension plus affirmée de la nature concrète de la pièce, sans pour autant en évacuer l’effet magique. On pourrait alors supposer que l’œuvre s’appuie sur une sorte d’altérité qui ne se révèle au regard que pour mieux s’en dérober : apparition du visage, de la main, du corps de l’autre visiteur, celui qui se trouve de l’autre côté. Ce bref instant de reconnaissance est saisi comme une mise en lumière des qualités physiques de l’œuvre ainsi que des procédés utilisés pour les générer. Doublée de notre propre réflexion sur la paroi vitrée – elle aussi mise en doute –, l’image devient confondante. Qui vois-je, moi ou l’autre ? L’écran-fumée devient non seulement une trame de vision, mais aussi le filtre d’une communication, ou représenterait-il plutôt l’avènement de son impossibilité ? Le regard s’accroche donc en des instants de captation d’une réalité qui se passe ailleurs, de l’autre côté du miroir (Alice et Orphée sont bien au rendez-vous).

François Quévillon, Les attracteurs étranges, Oboro, Montréal, 2008.
photos : permission de l’artiste | courtesy of the artist 

Les visages (l’autre) qui émergent ainsi à la vue semblent persister à la conscience tels des fantômes, des présences non élucidées, en une sorte de mirage. Rémanence, réminiscence. Est-ce la nature hypnotique de l’écran-fumée qui produit cet effet de distanciation onirique, ou le ­climat général de l’oeuvre ? S’agirait-il d’un trouble lié à ce qui, dans cette mouvance éthérée, se déploie à la limite du registre visuel ? De même, à ce presque invisible, suis-je tenue dans une sorte de vertige de ­l’effleurement et de la profondeur. L’audio, qui témoigne de la ­mécanique bien concrète de l’œuvre6 6 - Les vibrations des moteurs des ventilateurs et les résonances internes du ­dispositif sont amplifiées et transmises à travers un environnement sonore ­quadriphonique à même la pièce construite., vient appuyer ce trouble perceptif en nous y enveloppant davantage. En magnifiant la portée sonore du dispositif, le caractère acoustique du lieu nous est révélé. La mise à distance, énoncée plus haut, s’en trouve davantage étayée. Ainsi, la part sonore s’insère-t-elle à même l’effort de vision du visiteur en instaurant un climat particulier tout en se confondant avec les sons environnants.

De cette économie de moyens – ceux-ci, toutefois complexes et ingénieux dans leur application – et de cette esthétique sobre et dépouillée, se dégage un je-ne-sais-quoi7 7 - « Mais si le Je-ne-sais-quoi consacrait justement l’inexplicable ? ». Vladimir Jankélévitch a sondé les multiples aspects de cette locution dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Paris, Le Seuil, 1980, p. 43. de prégnant qui va à l’encontre du spectaculaire. Cet effet anti-spectacle contribue à souligner la nature spécifiquement événementielle de la pièce et à en relever les forces ­évocatrices. Cela dit, la fascination mentionnée plus haut tiendrait-elle sa mesure dans une locution qui nous ramène à la part inextricable de l’œuvre, celle qui inquiète la vision ? Utilisée souvent de façon légère, cette expression (je-ne-sais-quoi) vient à l’esprit quand une chose, un être, opère un charme sur soi dont on ne saurait définir exactement la source. Ici, elle définirait la qualité saisissante de l’œuvre tout en ­invoquant ce qui la maintient hors de saisie. En ce sens, son « mystère » est l’axe autour duquel l’attraction se meut. 

L’interface créée par Quévillon, système à la fois transitionnel et transactionnel, produit des figures métaphoriques qu’on peut aisément associer à diverses notions, notamment à celle d’identité en ce qu’elle a de précaire et de fuyant, et en ce qu’au regard de l’autre, sa surface module. De même, cette interface qui opère depuis un microcosme aux paramètres instables – dont le spectateur à son insu réglera les climats – donnera lieu à des occasions perceptuelles. Kairos dira Virilio8 8 - Esthétique de la disparition, Paris, Galilée, 1989, p. 43. qui, par la spécificité du grec, fera valoir ce que celles-ci offrent : « […] cette entrée possible dans une autre logique qui dissout les concepts de vérité et d’illusion, de réalité et d’apparence… ». Chaque apparition opère une incision dans un continuum où se joue ce que Merleau-Ponty appelait « le vide de l’imaginaire et le plein du perçu9 9 - Visible et invisible, Paris, Gallimard, 1983.  », et où ma foi perceptive est flouée sans pour autant être leurrée puisque ce que je vois est bien réel, même dans les moments où il y a peu à voir. L’écran-fenêtre est non seulement le point indivisible entre deux aspects d’une même réalité, mais aussi le point de contact infra-mince (pelliculaire) auquel se fixe mon regard dans cet appel à discerner ce qui est issu de ma pensée (une illusion), de ce qui l’est du réel. Or, cela n’est vérifiable que dans la mesure où je puis me trouver en étroite simultanéité avec ce qui se trouverait de l’autre côté de la fenêtre (point de vue ubiquiste).

Enfin, dans cet espace visuel circonscrit où la dissimulation est la condition de l’apparition, visible et invisible se chevauchent. Ainsi ­dissolues dans le même puits de vision d’où émergeront et ­disparaîtront parfois des images de visages, identité et altérité seront de même ­confondues dans une temporalité à délais dans le glissement des ­apparences. « La lueur timide et fugitive, l’instant-éclair, le silence, les signes évasifs – c’est sous cette forme que choisissent de se faire ­connaître les choses les plus importantes de la vie. Il n’est pas facile de surprendre la lueur infiniment douteuse, ni d’en comprendre le sens. Cette lueur est la lumière clignotante de l’entrevision dans laquelle le méconnu soudainement se reconnaît. Plus impalpable que le ­dernier ­soupir de Mélisande, la lueur mystérieuse ressemble à un souffle léger10 10 - Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, Paris, Le Seuil, 1980. ».

Bref, tout ça repose sur presque rien : de l’air, de la fumée…  

Claire Savoie, François Quévillon
Cet article parait également dans le numéro 66 - Disparition
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