Les grands rassemblements populaires autour de la musique contemporaine ne sont guère monnaie courante à Montréal. Bien sûr, le Festival de jazz et son important concert annuel rassemblent année après année une foule qui dépasse chaque fois le record d’assistance précédent, mais le genre de concert que l’on présente dans ce cadre-là ne ressemble guère à ce que j’entends ici par « musique contemporaine ».

Il y a bien eu, en 1987, la fulgurante performance de l’ensemble Urban Sax qui avait, l’espace d’une soirée, transformé le centre-ville en un cirque surréaliste peuplé d’étranges créatures armées de saxophones qui escaladaient les immeubles après avoir traversé la foule sur un camion de pompier rugissant avec musique à l’avenant ! Ça oui, chapeau au Festival de jazz ! Mais si on regarde la liste des grands concerts annuels, on constate que nous avons ici davantage affaire à une erreur de parcours qu’à une tendance…

Évidemment, qui oserait penser qu’un événement construit autour d’un concept impliquant l’écoute de musique contemporaine puisse attirer une foule comparable à celles évoquées plus haut ? Un fou pensez-vous ? Que dites-vous de deux !

Le dynamique duo

Infatigables promoteurs de l’avant-garde musicale d’ici et d’ailleurs, Walter Boudreau et Denys Bouliane cumulent une solide expérience dans l’organisation de concerts. Boudreau a contribué à organiser ceux de l’Infonie avant de concevoir ceux de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ), dont il est le chef attitré depuis 1988. Quant à Denys Bouliane, il partage son temps de musique nouvelle de Cologne (KGNM) ainsi qu’un ensemble exclusivement voué à l’interprétation de sa musique, l’Ensemble Série B. Ici, il a fondé les Rencontres de musique nouvelle du Domaine Forget et il dirige les destinées de l’Ensemble de musique contemporaine de l’Université McGill. Le duo était responsable de la coordination artistique du festival Musiques au présent qui s’est tenu ces trois dernières années dans la Vieille capitale à l’instigation de l’Orchestre symphonique de Québec. On n’a donc pas affaire aux premiers venus et c’est tant mieux, parce que la réalisation de la Symphonie du millénaire demandait certes beaucoup.

Examinons les faits : le projet consistait à réunir 19 compositeurs et compositrices pour imaginer ensemble une œuvre de 90 minutes devant être exécutée par… 333 musiciens et musiciennes répartis à l’intérieur de 15 ensembles et accompagnés par… 2 000 carillonneurs et carillonneuses circulant sur le terrain de l’Oratoire Saint-Joseph !

Dans tous les cas, on peut émettre des doutes sur les chances de réussite d’une œuvre collective produite par 19 personnes ayant des cheminements et des goûts parfaitement disparates ! Il y a en effet entre l’électroacoustique du benjamin Louis Dufort et le sérialisme mystique du doyen Gilles Tremblay une palette de styles pour le moins variée ! Boudreau et Bouliane ont choisi de lier la sauce avec le thème de l’hymne grégorien Veni Creator Spiritus, qui remonte au 9e siècle. L’utilisation d’une thématique religieuse (l’hymne, l’Oratoire, les cloches) était justifiée pour les organisateurs par le caractère ritualiste de la célébration (de la fin ou du début du millénaire selon les allégeances…), mais aussi parce que la religion occupe une place importante dans l’imaginaire collectif québécois et que si l’on utilise encore les « tabarnak » et autres « saint-ciboire » pour pimenter nos conversations de tous les jours, on peut bien utiliser les infrastructures qui poussèrent un temps à Montréal comme des champignons !

Un petit retour sur la genèse (!) du projet s’impose. C’est après avoir passé une nuit d’enfer à écouter du jazz avec des amis, à l’âge de seize ans, que Walter Boudreau aurait escaladé le Mont-Royal jusqu’à un point lui offrant une vue imprenable sur la ville. Surpris par les cloches du dimanche matin – certes plus actives au début des années 1960 que de nos jours —, il s’émerveilla de ces étranges mélodies venant de partout autour de lui, de près comme de loin, et se mit à rêver à une partition pour les relier et à des orchestres disséminés dans les quartiers, tous accompagnant les clochers dans une vaste et spatiale symphonie. C’est la table sectorielle des « musiques d’aujourd’hui » du Conseil Québécois de la Musique qui lui offrira la possibilité de matérialiser son fantasme, les organismes qui y sont représentés ayant convenu de s’unir afin de concevoir un événement musical exceptionnel pour souligner l’an 2000. Le projet sera d’abord intitulé Esprit de clocher, mais ce titre sera abandonné en raison de son sens contraire au désir des organisateurs d’en arriver à un esprit de collaboration indispensable à l’atteinte des objectifs. Après avoir envisagé de concrétiser son rêve en faisant défiler les divers ensembles dans les rues de la ville pour une rencontre au Stade olympique, Boudreau choisira de simplifier le tout en tenant l’événement en un seul lieu. Ça se passerait le 3 juin 2000 sur le site de l’Oratoire Saint-Joseph…

Après avoir relevé le défi de la collaboration entre les 19 créateurs — sans doute l’aspect le plus risqué de l’entreprise —, les organisateurs auront eu à relever celui de la technique! On peut certes féliciter aujourd’hui les différentes équipes qui ont réalisé l’exploit de faire sonner tous ces ensembles comme un seul gigantesque et magnifique orchestre. À la vue de la quantité d’équipement nécessaire à la bonne marche du projet, on aura aussi une bonne pensée pour la personne qui a réussi à décrocher Hydro-Québec comme commanditaire principal ! Car, évidemment, le détail technique le plus important de cette aventure aura sans aucun doute été le rassemblement des sommes nécessaires à l’élaboration de ce gargantuesque événement ! Il faut croire que la pratique de la musique contemporaine prédispose à la recherche de financement… Chose certaine, Michel Duchesneau, directeur général de la SMCQ – catapulté pour la circonstance directeur général de la Symphonie du millénaire — est rompu à cette activité !

La Symphonie des millionnaires ?

Bien qu’à l’époque certaines rumeurs extravagantes aient circulé – peut-être lancées par quelque compositeur frustré de ne pas être associé au projet — comparant l’entreprise à un syphon branché sur les subventionneurs, ne laissant rien aux autres projets, force est de constater que le budget de la Symphonie du millénaire, que M. Duchesneau a bien voulu me détailler, est non seulement raisonnable lorsque l’on considère l’ampleur du travail accompli, mais qu’il s’agit littéralement d’un budget exemplaire pour une activité relevant de la création artistique. Le budget annoncé en septembre 1999 était de 1,2 million de dollars. Après un an et demi de travail, il sera dépassé d’à peine 5 700 $. Ce budget comprend un financement autonome qui frise les 50 % (585 000 $), ce qui, dans les arts de création, relève de la réussite absolue si l’on considère que d’une manière générale, dans ce domaine, on est heureux d’obtenir de 30 à 35 % d’autonomie financière. La participation de tous les organismes impliqués (qui payaient le temps de répétition des instrumentistes), la vente des cloches aux participants, les commandites et les cachets de captation radio ont permis à l’organisation d’arriver à ce résultat. Les subventions ont presque toutes été obtenues dans le cadre de programmes spécialement créés pour des événements soulignant le millénaire et ne modifiant pas les enveloppes régulières attribuées aux différents organismes qui subventionnent habituellement les arts de la création. Les autres sommes obtenues des subventionneurs l’ont été dans le cadre de commandes aux compositeurs et compositrices, comme les ensembles participants en obtiennent chaque année.

Au chapitre des dépenses, on constate que des 812 000 $ en coûts de production, près de 50 % ont été versés aux artistes (compositeurs, musiciens, concepteurs). La promotion a été entièrement couverte par la commandite tandis que l’administration, assurée par le bureau de la SMCQ, a accaparé un faramineux 3,7 % du budget total ! L’exercice s’est soldé par un déficit de 118 000 $. Cela dit, une excellente version enregistrée de la Symphonie diffusée les 24 et 25 octobre 2000 au Planétarium de Montréal aurait sans doute contribué à le réduire. On pourrait espérer qu’un disque vienne clore cette merveilleuse aventure pour en perpétuer la trace, mais les coûts de production rattachés à la diffusion de masse d’un tel enregistrement risquent malheureusement de suffire à annihiler la volonté de bien des producteurs… Mais là n’est pas notre propos.

Rencontre du trente-troisième type…

« Avec l’INFONIE, qui un jour à force d’avoir grandi fera éclater le ciel de tous bords tous côtés, on assistera non pas à la fusion des arts, mais plutôt à l’acceptation réciproque de toutes les disciplines, de toutes les pensées, et de toutes les formes. Ce jour sera le jour du grand concert lNFONIAQUE dans la vallée de Josaphat à la fin des temps (ou au commencement d’autre chose). »

Walter Boudreau, Ma vision du ToutArtBel in Musiques du Kébèk, Éditions du Jour, 1971, repris dans L’infonie — le bouttt de touttt de Raôul luôaR yauguD Duguay, Éditions Trois-Pistoles, 2000.

On mesure aujourd’hui, avec le respect dû à une telle suite dans les idées, la dose de prophétie que Walter Boudreau distillait dans ce texte publié à la belle époque de l’Infonie. Heureusement, le ciel ne s’est pas ouvert en ce jour du 3 juin 2000. On avait déjà annoncé l’annulation pure et simple de l’événement en cas de pluie un peu sérieuse. À une heure de mon départ vers le site, il pleuvait dans mon coin du Plateau et je n’arrivais pas à croire qu’une telle cérémonie puisse être annulée comme une vulgaire partie de baseball. L’averse est passée. Fiou ! Autobus et métro, direction l’Oratoire ! Je crois bien n’avoir jamais vu autant de monde dans le métro ! Tous et toutes aussi étonnés que moi d’ailleurs. À la sortie, station Côte-des-Neiges, l’atmosphère était lourde d’attentes et chargée d’une électricité qui avait judicieusement renoncé à tomber du ciel.

Les organisateurs, lorsque pris d’optimisme, s’attendaient à devoir officier devant 20 000 à 25 000 personnes. On les compte encore… Nous devions être près de 40 000 à nous faufiler vers l’une des « meilleures places » que la toupartouphonie réalisée par Boudreau, Bouliane et leurs comparses multipliait sur le site. Oui, en effet ça sonnait comme jamais aucun orchestre n’a sonné. Branchée sur le 220, la musique des 19 n’a jamais sombré dans la facilité que pouvait inspirer le concept du « bain de foule »; on a au contraire entendu là une musique sans compromis, étonnante de fraîcheur et dont l’unité pouvait certainement surprendre ceux et celles qui s’attendaient à un patchwork. Bien sûr, on n’a pas écouté l’œuvre comme on peut le faire à Pierre-Péladeau avec la SMCQ ou à Claude-Champagne avec le NEM, dans le confort d’une salle acoustiquement conçue pour faire jouir les oreilles. Mais on a vécu une célébration de la musique d’ici comme on n’en a jamais vu auparavant et on a participé à une fête de la création comme on ne risque guère d’en revoir de sitôt.

Le 3e millénaire commence ici

Il arrive que l’on se demande, à l’occasion d’un débat ou d’une table ronde dans le cadre d’un festival, par exemple, quelle est la spécificité de la musique d’ici et s’il existe, même, une identité de la musique québécoise. La Symphonie du millénaire a mis fin à toute spéculation sur cette question. Bien entendu, à partir du moment où une musique atteint un certain niveau d’abstraction, il devient difficile, voire impossible, de la rattacher à une tradition nationale balisée par des codes immédiatement identifiables. La principale particularité de la musique savantequébécoise est sans doute d’avoir su, comme en d’autres matières, intégrer aussi bien les styles européens qu’américains pour opérer une transmutation. C’est ainsi qu’à travers les langages croisés de 19 compositeurs et compositrices traversés par l’ombre d’une mélodie du 9e siècle et interprétés par 333 instrumentistes de tous horizons, on avait l’impression distincte d’entendre une musique d’ici. Cette musique, c’était nous, dedans, dehors et tout autour, perdus par milliers au cœur de notre ville dans une bulle de son enrobée de nuit blanche.

« On me dira que les frontières des “territoires” artistiques sont éminemment plus mouvantes que celles des territoires géopolitiques et qu’il y a une certaine naïveté à s’égarer trop longtemps dans les méandres des considérations nationales. Il n’en demeure pas moins que la sensibilité des artistes se développe différemment selon les contextes de vie. Les modes de projection, les façons d’envisager la communication des idées, des visions ou des sentiments par le sonore sont à l’image des différents contextes culturels; c’est cette richesse des héritages que les artistes peuvent tantôt assumer, tantôt désavouer pour éventuellement les façonner puis les léguer à leur tour. »

Denys Bouliane, « À l’est de l’ouest, l’ouest de l’est, cherchez au nord ! Toile de fond d’une création musicale en pleine effervescence » in Présence de la musique québécoise — Vingt-deux portraits instantanés, édité dans le cadre du Festival Présences 99 de Radio France.

La Symphonie du millénaire a enregistré sa résonnance dans la mémoire collective de Montréal. Le 3 juin 2000, les frictions individuelles ont brûlé comme du p’tit bois l’esprit de clocher métropolitain pour que renaisse de ces cendres-là, sous nos yeux et dans nos oreilles, le brasier du Creator Spiritus. On ne serait pas mécontent de voir ce genre d’incendie se répandre… Divers événements, de plus en plus nombreux, où se mêlent allègrement les genres musicaux les plus disparates, nous donnent l’impression d’avancer inéluctablement vers un rendez-vous avec l’universel. Le nouveau millénaire peut commencer !

Walter Boudreau

Walter Boudreau a commencé l’étude du piano à l’âge de 6 ans, mais c’est à 13 ans qu’il découvrira son instrument, le saxophone, choisi pour entrer dans l’harmonie du collège. Il fonde un peu plus tard le groupe rock Les Majestics, avant d’être happé par le jazz. De sa rencontre avec Raôul Duguay naîtra L’Infonie, un collectif qui répandra à la fin des années 1960 et au début des années 1970 la folie du happening au Québec. Il étudie avec Bruce Mather, Serge Garant et Gilles Tremblay puis suit des cours et des stages avec Olivier Messiaen, Pierre Boulez, Iannis Xenakis, Mauricio Kagel, György Ligeti et Karlheinz Stockhausen.

Chef d’orchestre talentueux, il a entre autres dirigé l’Orchestre Métropolitain, l’Orchestre mondial des Jeunesses musicales et, bien entendu, l’ensemble de la Société de musique contemporaine du Québec, dont il est le directeur artistique depuis 1988. C’est également lui qui dirigea l’ensemble Dangerous Kitchen, consacré à l’interprétation des musiques de Frank Zappa.

À titre de compositeur, il fut le premier lauréat du Concours national de composition de Radio-Canada en 1974, il s’est mérité le prix Jules-Léger pour la nouvelle musique de chambre en 1983, a reçu le Grand Prix Paul-Gilson pour son œuvre radiophonique Golgot(h)a et le Conseil québécois de la musique lui a attribué le prix Opus 97-98 du compositeur de l’année.

On peut se replonger dans l’époque de L’Infonie grâce au livre de Raôul luôaR yauguD Duguay L’lnfonie le bouttt de touttt, paru en octobre 2000 aux Éditions Trois-Pistoles. On peut aussi écouter les deux seules rééditions parues jusqu’à maintenant de leurs enregistrements, celle du premier disque (Volume 3), sur étiquette Mucho Gusto et la pièce Mantra (In C) rééditée dans la série des œuvres complètes de Terry Riley publiée par Coartical Foundation.

Denys Bouliane

Le Merzler Komponisten Lexikon, publié en Allemagne en 1992, regroupe les biographies de 340 compositeurs importants dans l’histoire de la musique, du Moyen Âge à nos jours. On y retrouve, entre celles de Pierre Boulez et de Johannes Brahms, la biographie de Denys Bouliane. Nul n’est prophète…

C’est après avoir été guitariste au sein d’un groupe rock qu’il entreprend ses premières études musicales, en 1972, à l’École de Musique de l’Université Laval, où il travaille le piano et le violon et obtient en 1979 une maîtrise en composition. De 1980 à 1985 il sera l’élève de György Ligeti à la Hochschule für Musik de Hambourg.

Il a été à la direction de la Société de musique nouvelle de Cologne et a fondé, en 1991, l’Ensemble Série B qui comprend un ingénieur du son, deux chanteurs et six instrumentistes qui mettent en commun des expériences musicales très diversifiées. Il a également été directeur de l’Ensemble XXe siècle de l’OSQ et est actuellement directeur musical de l’Ensemble de musique contemporaine de l’Université McGill, où il est aussi professeur de composition. Il a fondé, à l’été 1995, les Rencontres de musique nouvelle du Domaine Forget, dans le comté de Charlevoix.

Denys Bouliane était récemment coordonnateur de la participation québécoise au Festival Présences 99 de Radio France, un événement important où l’on a pu entendre les musiques de 22 compositeurs et compositrices du Québec. Le Conseil canadien de la musique le nommait, en 1983, compositeur de l’année et le Conseil québécois de la musique lui accordait, lors de la remise des prix Opus 98-99, le titre de personnalité de l’année. Il est membre du comité artistique de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ) et coordonne, avec Walter Boudreau, la programmation du Festival Musiques au présent à Québec.

La musique de Denys Bouliane, que le musicologue allemand Peter Niklas Wilson qualifie de « musique du réalisme magique », a été primée plusieurs fois et est interprétée régulièrement en Amérique ainsi qu’en Europe.

Benjamin Louis Dufort, Denys Bouliane, Gilles Tremblay, Réjean Beaucage, Walter Boudreau
Cet article parait également dans le numéro 42 - Pratiques urbaines
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