Avoir 30 ans

Sylvette Babin
Un anniversaire est souvent l’occasion de s’arrêter pour observer le chemin parcouru depuis le premier jour, et tenter de tracer celui que l’on voudrait emprunter dans le futur. Une telle réflexion se fait toujours à partir du présent, c’est-à-dire en regard de ce qui nous caractérise et nous alimente dans l’immédiat, mais sans que l’on puisse faire abstraction pour autant des obstacles et des défis passés. Or, quelle est la place d’une revue d’art contemporain en 2014, dans une société où les arts et la culture ne sont que rarement à l’ordre du jour des politiciens ? Cette question rhétorique restera évidemment sans réponse, mais s’il y en avait une, elle serait probablement identique à celle qui aurait pu être énoncée lors de nos 25 ans en 2009 (« Trouble-fête un jour, trouble-fête toujours », no 67, Trouble-fête), de nos 20 ans en 2004 (« Persiste et signe », no 51, 20 ans d’engagement), et ainsi de suite, probablement. Qu’est-ce à dire ? Que malgré l’engagement historique de l’État envers le subventionnement des arts, un fait qu’il nous faut reconnaitre, au Québec et au Canada du moins, la situation financière des artistes et des organismes culturels n’a pas beaucoup évolué au fil des ans. Que malgré l’étonnant foisonnement des activités artistiques, malgré un déploiement remarquable et une apparente robustesse, un grand nombre d’OBNL dans la force de l’âge, et parmi eux les revues, et parmi elles, esse, doutent encore d’atteindre l’âge d’or. Devant cette situation, on s’inquiète de l’avenir, on se demande si la relève aura l’énergie et les moyens financiers de reprendre le flambeau, on se dit que les artistes finiront par se lasser de voir les droits d’auteur mis au rancart, et qu’on en aura bientôt assez de toujours solliciter l’aide de ceux qui sont dans le même bateau que nous et d’épuiser nos ressources humaines, nos pigistes, nos auteurs, nos créateurs.

Avoir 30 ans nous incite également à réfléchir au rôle que nous occupons sur l’échiquier des arts et de la culture, au regard des nouvelles technologies et des tendances en communication. Quelle est la portée d’une publication imprimée privilégiant des essais théoriques et des analyses critiques, à l’heure où les plateformes numériques prennent de plus en plus de place et où les habitudes de lecture changent ? Sommes-nous à l’ère de l’information plus que de la recherche, de la promotion plus que de la réflexion ? Les blogues et les tribunes web, à force de faire court, et de faire vite, à force de nous plonger dans l’instantané, développent chez les lecteurs des comportements et des attentes auxquelles ne peuvent pas répondre les revues imprimées. Et au moment où de nombreuses maisons d’édition évaluent les conséquences d’un passage, partiel ou total, au numérique, Poste Canada leur assène un dur coup avec une augmentation draconienne des frais de poste, un geste impitoyable pour les éditeurs de périodiques. Dorénavant, l’envoi d’une revue au Canada coutera 80 pour cent de son prix de vente, et à l’étranger, plus de 300 pour cent. L’impact est majeur pour un organisme qui s’est donné le mandat du rayonnement de l’art en publiant des auteurs et des contenus de toutes provenances et en s’adressant à un lectorat international (dans la mesure où celui-ci peut lire le français ou l’anglais).

Malgré tout, notre anniversaire est aussi l’occasion de mesurer la somme de nos efforts. On réalise alors qu’ils ont été nombreux et importants ceux qui ont mis la main à la pâte pour façonner au fil des ans l’image de cette revue. Lorsqu’on regarde l’ensemble, les centaines d’articles publiés, les milliers d’œuvres analysées, on se sent fiers d’avoir contribué à la reconnaissance des auteurs et des artistes. Et quand un lecteur, un étudiant, un commissaire ou un collectionneur nous dit qu’il a découvert de nouveaux artistes dans nos pages, qu’il a pu y approfondir ses connaissances ou mieux apprécier certains aspects d’une œuvre ou d’une pratique, on se dit que ça valait la peine de persévérer et de continuer de se battre (parce que c’est bien de batailles qu’il s’agit parfois) pour faire valoir l’importance des revues dans l’écosystème de l’art.

Finalement, avoir 30 ans pour esse, c’est bénéficier d’un mélange de fougue et de sagesse, c’est profiter du bagage de l’expérience pour confirmer nos convictions, c’est continuer d’afficher une certaine élégance doublée d’une touche d’irrévérence. En définitive, forte de ses 30 ans et soutenue par des gens habités d’une grande passion, esse nourrit encore de nombreux rêves et entend bien trouver les moyens de les concrétiser.

Pour ce numéro anniversaire, nous avons délaissé l’habituel dossier thématique pour donner carte blanche à quelques auteurs dont nous apprécions le travail. La seule contrainte à cette invitation était de nous proposer un regard sur des œuvres ou des pratiques qui ont particulièrement retenu leur attention au 21e siècle. Une précision s’impose d’emblée : il ne s’agissait pas, dans l’espace restreint dont nous disposons, de dresser un palmarès des meilleures œuvres de la dernière décennie, tant le foisonnement des manifestations artistiques de ce siècle encore jeune est spectaculaire. Mais la nécessité de faire des choix nous a tout de même amenés à réfléchir sur les enjeux de l’accès à la notoriété et à la consécration, en proposant d’entrée de jeu un entretien avec l’auteur Alain Quemin, dont le récent livre Les Stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels, se penche justement sur les modes de fonctionnement des palmarès.

Le défi proposé aux auteurs n’en demeurait pas moins difficile à relever, en ce sens que notre invitation impliquait de privilégier certains artistes, ce qui les mettait, bien involontairement, dans la position traditionnelle du critique d’art telle qu’elle prévalait au temps fort du modernisme. Pourtant, à la lecture de leurs textes, il est particulièrement intéressant de constater à quel point les voix et les formes d’écriture sur l’art sont aujourd’hui plurielles et non consensuelles, à l’instar des pratiques dont elles soulignent, chacune à sa manière, la pertinence. C’est donc un portrait éclaté de l’art et de la critique d’art qui se pratiquent en 2014, une aventure en images et en mots, un bref mais palpitant voyage dans l’univers d’une douzaine de commissaires que propose ce numéro soulignant les 30 ans de esse.

Sylvette Babin

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