[In French]

Faut être un suburbain pour comprendre l’effet pervers et subtil d’un trou de beigne sur la vie quotidienne.

Est-il plus confortable d’être dans le trou que d’être autour du trou ? Pas clair le statut des villes périphériques : des fois c’est le beigne, des fois la ceinture, à d’autres moments c’est la couronne. En fait, vivre autour d’un mégacentre urbain, c’est subir son obésité et c’est lui qui nomme.

Le gouvernement du Québec s’apprête à finaliser une loi sur la fusion des municipalités. Ce n’est pas une mince affaire que de légiférer sur la réorganisation des entités urbaines sur l’ensemble d’un territoire. C’est ce que s’engage pourtant à faire l’Ëtat québécois avec sa loi 170. Une vaste opération qui transformera l’ensemble du paysage géopolitique. Cette intervention majeure ne va pas sans créer d’opposition. Mais de quelle opposition s’agit-il ? On a peur de perdre sa voix, sa vie démocratique, son identité, son pouvoir d’urbanité.

Mais de quelle urbanité s’agit-il ? Pas de larges débats organisés là-dessus, nulle part ? Mais de quelle démocratie s’agit-il ? À voir comment nos voisins américains se sont démerdés avec la démocratie par les temps qui courent, une histoire de petits trous à recompter à la loupe, je me demande combien d’histoires majeures reposent sur une question de « trous ».

Et pendant que ce projet de loi faisait la une des médias durant les mois d’automne et d’hiver, je relisais les articles déjà parus dans la revue Inter sur la pratique urbaine des artistes du Québec et d’ailleurs. Malgré mon intérêt pour le sujet, je me sentais un peu déconnectée de l’actualité et du terrain politique si facilement accessible qui offrait toutes les opportunités possibles de prendre la parole à ce moment. Quelle occasion idéale cela aurait été pour organiser une table ronde et faire état des réflexions et des pratiques urbaines du milieu des arts toutes disciplines confondues ! À certains moments, les paysages urbains, humains et politiques se croisent, aux artistes et au milieu captivés par les espaces.com. Pour le citadin, la ville est un support de déplacement; en territoire suburbain, il se déplace plus souvent qu’autrement au volant de son véhicule, il est « auto » mobile. Il cherche à gagner du temps. Les espaces de la ville les plus convoités sont les stationnements loués à l’heure. Je me suis souvent posé la question à savoir combien de temps on me laisserait occuper ces espaces loués pour faire autre chose que stationner ? Dans cet esprit, les Ateliers convertibles ont regroupé 13 artistes dans 13 espaces de stationnement au centre-ville de Joliette. Ce projet se nommait Art Parking. Croyez-le ou non, mais le petit bonhomme vert (le poseur de tickets municipal) circulait pour s’assurer qu’on ne dépassait pas les lignes blanches ! Ensuite, allez parler de vos désirs de citoyens, de vos conceptions du paysage urbain et de lieux de rassemblement au Conseil de ville… Un conseil, ne dépassez pas trop la ligne blanche, chacun ses frontières. Quelques fois les conceptions des élus municipaux sont aussi sommaires que celles des gardiens des dits lieux.

Entre-temps, pour conserver son pouvoir de « mobilisé », le citoyen suburbain entre et sort; cela semble même être une activité importante. Ces « auto » mobiles de la ceinture, de la couronne… les beignes quoi ! ! perdent leur vie à la gagner et peuplent les autoroutes de périphérie plusieurs heures par jour pour se rendre à leur travail. Petit calcul rapide : un mois complet par année uniquement pour entrer et sortir du trou. Il y a quelque chose qui finit par devenir morbide là-dedans. Je me demande finalement si cette opération ne crée pas une attitude mentale chez ces déplacés. C’est sans doute une vision mécanique du déplacement de l’espace mais cet exercice quotidien du va-et-vient dedans et hors du trou de beigne ne procurant aucune jouissance, je cherche à comprendre quel effet il a sur la conscience de ceux qui le pratiquent couramment. Ces déplacements sont assez signifiants dans le temps qu’ils nous volent pour avoir un impact sur notre rapport au monde, le réel et peut-être même le virtuel. Quand nous voyageons dans le virtuel, que recherche-t-on en fait ? Peut-être une sensation de plaisir jamais assouvie dans le réel, celle d’entrer et de sortir sans embouteillage pour prendre sa revanche sur la réalité subie et garder un pouvoir de mobilité.

La ville a été créée pour faciliter les communications et l’échange. Aujourd’hui, cherchez le temps citoyen et les espaces de rassemblement. Ce sont les rapports marchands qui déterminent nos déplacements les trois quarts du temps. Faites l’exercice en ville de sortir de chez vous sans un sou et de chercher le plaisir gratuit de l’échange. Les gestes posés par le LAC dans l’espace public de la ville ont souvent eu un aspect ludique, question de confronter des visions du monde avec un ton poétique, de suggérer un esprit rassembleur. Avec la manœuvre de Porteur d’eau, soit l’empilement de 3 500 chaudières d’eau d’érable proposé comme corvée lors d’une fête nationale du Québec un 24 juin, et quelques années plus tard avec l’opération sauvetage Dans le trou, où une quarantaine d’artistes ont déplacé une immense structure gonflable fabriquée de chambres à air jusqu’au bassin d’eau de la Place centrale, les ateliers, manifestement, rassemblent.

C’est avec le temps que cette préoccupation urbaine s’est affirmée. Il n’y a jamais eu de planification stratégique. On a toujours habité la ville, négocié cet espace au quotidien, la ville s’est offerte comme ville-médium. La presque totalité de nos interventions ont été faites avec de faibles moyens. Les matériaux bruts utilisés, souvent prêtés ou donnés, suggèrent évidemment une esthétique d’arte povera. Cette esthétique soutenait bien nos intentions, celle, entre autres, de confronter une mentalité plutôt puritaine d’ancienne ville de services professionnels où l’art est évidemment une illustration de la réussite et du prestige bourgeois. Par des interventions assez simples, il est relativement aisé de donner du relief au paysage dans un contexte aussi plat et nivelé que celui-là.

Je parlerai maintenant d’éthique parce qu’il y a beaucoup de questions là. Comme le dit Paul Virillo : « II n’y a pas d’esthétique sans éthique et pas d’éthique sans esthétique ». Qu’est-ce qu’on privilégie ? Comment vivre la ville en artiste citoyen ? En faisant partie du décor ? En entrant dans le décor ? Ou en restant à la limite avant de basculer dans l’accident de parcours ? Parce que, même si l’intention est de vitaliser la réflexion sur l’urbanité; sur l’espace habitable, on veut tout de même, à moyen terme, une viabilité possible comme intervenant. II y a de ma part un certain inconfort à contenir la forme des interventions au détriment du contenu. À certains moments, j’aurais privilégié un art de guérilla urbaine clandestin sur des questions qui me préoccupaient — de démolition et d’urbanisme conséquent, par exemple. Il y a des choses à dire qui ne se disent pas sagement, qui auraient plutôt avantage à prendre des allures affirmées, question de mettre un peu de sable dans l’engrenage. Difficile de rester muet et insensible devant les inconséquences du « politique » local quant à l’avenir de l’« habité » et de l’« habitable ». Si personne n’ose prendre la parole et que les artistes la prennent, parlons d’un art socialement engagé, sinon on court la chance de faire de l’animation sociale par l’art pour un bon bout de temps. Mais jusqu’où peut-on pousser l’audace dans le contexte d’une petite ville suburbaine où les écarts de comportements et de langages sont toujours suspects ? Le geste conçu dans l’espace d’atelier prend souvent une autre direction quand on l’expérimente dans la rue. Tous les paramètres des interventions ne sont pas prévisibles et c’est souhaitable, mais à cause de cela, tout peut aussi dégénérer et vous placer dans une bien mauvaise posture, surtout dans l’espace public où l’ordre et la loi sont bien gardés.

L’histoire des Ateliers convertibles s’est construite avec des complicités dans le milieu, entre autres, à ses débuts, avec l’Académie populaire. Il n’est pas facile de travailler avec le communautaire et de rester positionné dans le champ de l’art sur des projets hautement médiatisés qui nous impliquent tous. À une autre époque, ce qui a beaucoup alimenté notre réflexion sur la place du LAC dans la ville, c’est la présence de Michel Perron comme directeur au Musée d’art de Joliette, lui qui défendait entre autres une conception de musée médium. Le LAC se débat depuis les cinq dernières années pour sa survie financière, ce qui a laissé peu de marge de manœuvre pour renforcer son intervention, son positionnement éthique et théorique quant à l’urbanité. Des complicités nouvelles sont à saisir et à renouveler par des stratégies indépendantes d’interventions ouvertes.

On ne sait jamais à l’avance quelles tournures prennent les idées et les événements. L’important, c’est de les mettre en circulation dans un incessant va-et-vient. C’est de rechercher des complices avant tout pour que les faits et gestes se manigancent et s’agencent en collectifs ou autrement. C’est de créer des zones de libre-échange de la pensée et de la pratique réfléchissante. C’est d’agir en artiste manœuvrier pour que la chose se délite, se reforme, se reformule et se transforme.

II y a les intentions et la réalité. Au Québec et au Canada, nous sommes dans un système d’art subventionné par l’État avec ses programmes et ses objectifs. L’appareil d’État aime que s’organisent des manifestations d’art sur la place publique, de l’« événementiel hors les murs », car cela cadre bien avec l’objectif de créer des nouveaux publics. Comme groupe subventionné, on se retrouve assez souvent dans une bien mauvaise posture parce que plutôt que d’être à l’affût des indices d’une réalité mouvante, on se retrouve crispé dans le cadre d’u ne programmation régulière à élaborer. Et on attend l’approbation des « tiers » et des « pairs » pour s’exécuter selon les « objectifs » plutôt que de réfléchir sur l’intérêt des gestes posés et à poser pour la continuité d’une démarche dans la communauté. La théorie et la pratique de l’art ne se sclérosent-elles pas alors dans un engrenage pervers d’actions plus ou moins frelatées cherchant à se conforter dans ce cadre-là ? Si oui, le processus dynamique est alors rompu pour ne pas dire corrompu. Et les artistes finissent par devenir avec le temps des « accrocs » de l’État, trafiquant leur pratique pour tomber dans une éthique de mitoyenneté, c’est-à-dire d’indivision forcée.

Cela dit, les artistes des Ateliers convertibles cherchent à sauvegarder leur indépendance dans la manière. Pour l’avenir, ils veulent focaliser sur la question de savoir habiter pour pouvoir bâtir. Nous espérons créer un momentum autour d’un élément architectonique en plein cœur de la ville de Joliette, soit un immense champignon de béton d’une dizaine de mètres érigé dans les années 1960 sur la place de l’ancien marché. Si l’objet d’architecture dénote une manière d’habiter, cet élément central imposant nous entraîne dans toutes les directions. Est-ce une sculpture, un monument over designed, une structure architectonique osée ou une erreur monumentale ? Nous nous permettons d’en consommer et d’en récupérer la forme pour enrichir les symboliques, en faire éclater le sens, offrir des vis ions hybrides et enrichir la culture citoyenne vivante.

Christiane Patenaude, Jérôme Fortin, Jocelyne Tremblay, Suzanne Joly, Suzanne Joly
This article also appears in the issue 42 - Pratiques urbaines
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