Emmanuelle Léonard, Guardia, resguárdeme, Musée d’art contemporain de Montréal 2005.
photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist
[In French]
Une grande partie de la discussion sur l’art – si l’on exclut les œuvres dont les principales préoccupations sont de nature formaliste – a tendance à graviter autour de préoccupations qui pourraient être ­caractérisées comme appartenant au « contexte ». Ces notions sont largement répandues depuis le triomphe de l’approche ­duchampienne (soyons francs, elles remontent déjà à plusieurs années) et ­sous-­tendent plusieurs des produits discursifs dérivés de l’art contemporain : « la dématérialisation de l’objet d’art », l’in situ et les différentes formes de « ­généalogies », pour ne citer que quelques lieux communs qui ­surgissent souvent dans les textes sur l’art. Toutes ces expressions sont des façons de discourir sur la position d’un objet dans le temps, dans l’espace ou dans l’­histoire des idées. Du fait de cette omniprésence, on a envie de souligner à quel point ces idées occupent un segment particulièrement étroit du champ intellectuel. On ­rencontre moins fréquemment d’analyses du contexte politique et social ou de la ­position économique en dehors des ­inévitables condamnations repliées sur elles-mêmes (ou ­célébrations, dans certains milieux) du « marché de l’art ». Ce bavardage évite ­souvent d’aborder directement l’objet, ­occasion du texte, cette chose placée devant nous.

Cela étant dit, une telle notion élargie du « contexte » ouvre une porte particulièrement intéressante sur la récente exposition Québec Gold, parce que cette exposition vise – entre autres choses – à donner un aperçu de la situation de l’art contemporain québécois à l’heure actuelle. Cette exposition collective coïncidait avec le 400e anniversaire de la ville de Québec ; elle était présentée à Reims, au Palais de Tau et à l’ancien ­collège des Jésuites. Les commissaires André-Louis Paré, Jean‑Michel Ross et Élisabeth Pawlowski y avaient rassemblé les œuvres de 17 ­artistes (ou collectifs d’artistes)1 1 - Les artistes invités étaient : Jean-Pierre Aubé, Mathieu Beauséjour, BGL, Sylvain Bouthillette, Cooke-Sasseville, Michel de Broin, Doyon-Rivest, Jérôme Fortin, Dominique Gaucher, Pascal Grandmaison, Isabelle Hayeur, Guillaume Lachapelle, Emmanuelle Léonard, Yann Pocreau, Yannick Pouliot, Michael A. Robinson et Ève K. Tremblay.

Vu l’éventail et la variété des pratiques de ces artistes, la ­qualité de plusieurs des travaux choisis (et, par extension, la rigueur du regard collectif des commissaires), les ambitions sérieuses de Québec Gold n’ont pas déçu. Bien qu’elle réunisse tant de diversité, l’exposition illustre trois thèmes identifiés par les commissaires comme étant ­marquants dans l’art contemporain québécois : l’humour, la subversion ou le ­détournement des signes et des symboles, et des notions de territoire réel et fictif. En elle-même, cette stratégie thématique est une sorte de fonction de réglementation, une tentative, dirais-je, de ­contextualisation. Puisque cette assertion est au centre du propos de l’exposition, il y a lieu d’­analyser les œuvres individuelles et leur rapport à cette structure.

L’humour est certainement présent dans Québec Gold. Les ­affiches de Doyon-Rivest, Voici Logopagus et Gentil Logopagus, qui sont apparues en plusieurs endroits de Reims, parodiaient ­abondamment – même si c’était d’une manière un peu désinvolte – les formules de la publicité de masse. Souriants, les jumeaux siamois, rattachés par la tête comme il se doit, ­forment le sujet principal des images, ­évoquant des marionnettes ; de taille humaine, ils sont vêtus de ­vestes rembourrées ­rappelant celles portées pour les combats ­militaires. Sur les images, la paire tient des chatons et salue ­amicalement les passants, sans vendre autre chose que leur propre présence.  

Dominique Gaucher, Base Camp 2, 2006;
Abstractionist’s Struggle, 2006.
photos : Pierre Charrier © Dominique Gaucher, permission de l’artiste | courtesy of the artist & Douglas Udell Gallery

Cette stratégie évacue ­ostensiblement la fonction de communication de la pub dans le but de mettre de l’avant ses ­manipulations ­formelles : présentation luxueuse, imagerie, attrait insidieux. Les affiches, dépourvues de message publicitaire, tombent dans l’absurdité. Dans la même veine, l’œuvre au sol de BGL, un Darth Vader blanc glacial, comme « fondu », ayant pour titre Born Again, ­réussit à bousculer, en rigolant, les conventions de codification par couleurs du « mal » et les prétentions mythifiantes de la culture populaire. Pour sa part, Victoire sur la banane, l’installation de pelures de banane de Cooke‑Sasseville dans la cour du Palais de Tau, a recours à un type plus général d’humour, ­conférant à la farce une absurde présence ­majestueuse. Dans tous ces cas, l’humour est utilisé, curieusement, de manière à brouiller les fonctions de délimitation des codes culturels, inversant le savant et le populaire, le sérieux et le léger, pour créer une itération contemporaine de l’une des plus anciennes fonctions de ­l’humour.

L’œuvre de Yannick Pouliot, illustrant le second thème choisi par les commissaires et présentée au collège des Jésuites, est un cas ­exemplaire de détournement. L’artiste a rendu inutilisables des meubles de style français Régence du 18e siècle. Il est impossible de s’asseoir sur les ­chaises à cause de leur échelle, de leur position ou du fait ­qu’elles sont fixées à d’autres chaises ; pour les mêmes raisons, on ne peut accéder aux canapés. Les tissus lustrés et les boiseries vernies ont été ­assemblés de manière à imiter leurs versions historiques et à souligner leur « ­inutilité », à la fois dans le sens du détournement précis auquel elles ont été ­soumises et dans un rappel conscient du rapport entre l’inutile et le luxe. En outre, par leur situation de liaison, ces chaises et canapés ­suggèrent simultanément des pénétrations à la fois violentes et ­sexuelles, ­élargissant ainsi géométriquement le « déplacement ». Pour Québec Gold, Mathieu Beauséjour (un des seuls artistes, avec Cooke‑Sasseville, à avoir présenté de nouvelles œuvres pour cet ­événement), avec la série Kings and Queens of Quebec, poursuit ses recherches sur ­l’iconographie du ­pouvoir économique et social en retirant les ­portraits officiels des ­pièces de monnaie pour les isoler sur des fonds noirs ­informes. Ce ­faisant, l’image est dépouillée de son statut « officiel » ­ordinaire pour revêtir un nouveau statut ambigu, tout aussi important, mais sans racines, rendu paradoxalement plus puissant et plus vulnérable en même temps, à la fois troublant et poétique.   

Finalement, Québec Gold propose tout un étalage de « ­territoires ». Ce thème est peut-être le plus présent lorsqu’on examine ­l’ensemble, et les artistes l’abordent d’une manière éclectique. Prenons par exemple le questionnement lourd de sous-entendus d’Emmanuelle Léonard de la frontière entre les territoires : les personnes qui peuvent entrer, par rapport à celles qui ne le peuvent pas, les limites de l’espace personnel, les nombreuses formes de vie privée. Léonard mesure tout ceci dans une vidéo qui donne le frisson, Guardia, resguárdeme. À l’aide d’une caméra dissimulée sur elle, l’artiste a déambulé dans les rues de Mexico, elle s’est approchée des gardes chargés de la sécurité, elle est passée devant eux et elle a enregistré leur image. Le défilé de visages et de regards qui en résulte souligne, au-delà de la tâche des gardiens de sécurité à faire respecter les limites du territoire, à quel point celui-ci est aussi défini par la présence des autres : la proximité relative de notre ­position, notre degré d’interaction, même en silence, et la manière dont leur simple présence physique confirme ou démontre notre propre corporéité. Les photos de Yann Pocreau vont également dans ce sens, ­puisqu’elles sont centrées sur le corps et son occupation de ­l’espace, dans des ­images à la fois belles et déconcertantes. Encore mieux, leur ­traitement pince-­sans‑rire et ­mystificateur de la figure dans le récent ­travail ­photographique leur confère un caractère ­remarquablement ludique. Les peintures de Dominique Gaucher, Because It’s There et Abstractionist’s Struggle (2006) ­explorent le territoire par le biais d’une autre stratégie. Ces tableaux allient le traitement hyperréaliste et ­l’atmosphère onirique, pour ­rapprocher, par exemple, l’intérieur et ­l’extérieur, une chambre et un vaste champ enneigé, le monde ­naturel et le monde artificiel. Avec ­beaucoup de brio, l’artiste rassemble des ­éléments disparates et mêle des représentations multiples et ­contradictoires, dérangeant ­profondément les a priori de la perception. D’une certaine manière, les peintures de Gaucher explorent le territoire en interrogeant ses limites, ses frontières, et des questions complexes de définition. Elles confondent le début et la fin, de même que notre capacité de différencier les faits et la fiction, et le rôle du visuel. 

Ainsi, l’exposition illustre les thèmes proposés par l’équipe de ­commissaires, offrant par la même occasion un portrait de la scène ­artistique québécoise de l’heure. Il s’agit d’un constat puissant, selon un point de vue précis et rigoureux ; il n’est donc pas étonnant qu’il ­provoque une multitude de questions, comme le font la plupart des constats, et qu’il place le spectateur dans un rôle d’interlocuteur. 

Pascal Grandmaison, Double brouillard, 2007.
photo : permission de l’artiste | courtesy of the artist 

En dépit de l’efficacité de certaines des œuvres rassemblées ici, et face à une exposition aussi affirmée, on doit se demander, cependant, quel est l’effet du choix d’une grille thématique pour une exposition dont la mission est – du moins en partie – de proposer une vue ­d’ensemble de la production artistique actuelle au Québec. On aurait également pu procéder par genre, par médium, par région. Puisqu’on a choisi une grille thématique, pourquoi un thème comme l’humour, par exemple, est-il proposé comme étant représentatif de la sensibilité québécoise, alors qu’il est tout aussi important au Canada anglais ? À Toronto, il ­suffit de se promener n’importe où sur Queen Street West pour découvrir ­quantité d’œuvres pleines d’esprit, ironiques, et même bouffonnes. Il suffit de penser à Lady Sasquatch d’Allyson Mitchell (à la fois ­hilarante et ­macabre, un délicieux hybride teinté de psychanalyse) ; ou à ­l’inclusion, dans l’exposition de Kent Monkman au MOCCA, du double de l’artiste, Miss Chief Eagle Testicle. On trouvera sûrement des ­exemples similaires dans d’autres pays. En tant que thèmes et stratégies, le détournement et les notions de territoire sont également ­omniprésents. Mentionnons les récits sous forme d’organigrammes et les cartes de ­renseignements de Mark Lombardi, ou les classiques du cinéma détournés par Klaus von Bruch et Ulrike Rosenbach dans Thousand Kisses, ou encore les ­utilisations bien connues de ­l’iconographie religieuse par Serrano.

Sur un autre plan, pourquoi avoir choisi si peu de peintures – à peine deux artistes sur 17 –, lorsque l’on sait combien de peintres québécois produisent actuellement du travail d’une qualité exceptionnelle ? Et que doit-on déduire de l’absence de personnes de couleur dans cette ­exposition, vu la composition de plus en plus multiculturelle du Québec ? Ou l’absence d’art ouvertement queer, indépendamment de l’orientation des artistes exposants ? En abordant les œuvres et en se colletant à elles, on voit émerger une progression sans fin de nouvelles possibilités… que l’on voudrait spontanées, mais qui sont en fait très préméditées. Elles sont suggérées par l’exposition même, par ses œuvres étonnantes et son caractère réfléchi.

Soyons clairs. Il ne s’agit pas de soulever ces questions pour ­suggérer ce que l’exposition aurait dû être (évidemment, une ­exposition peut – et doit – être ce que les commissaires et les artistes en ont ­décidé), ou pour suggérer une quelconque faille du point de vue ­critique ou de celui du commissariat, bien au contraire. Le fait de poser des ­questions est la meilleure preuve de la grande vitalité de Québec Gold2 2 - For example, one might have asked similar questions of the much-ballyhooed Triennale québécoise at the Musée d’art contemporain, which included a number of artists that overlap with Quebec Gold. However, in the case of the Triennial, the sheer size of the show and the “non-theme” guiding it make the show feel a little too sprawling and unfocussed.. (On pourrait cependant affirmer que ces questions soulignent certains problèmes tout à fait extrinsèques à l’exposition, dont l’impact de la globalisation des discours académiques et du marché de l’art sur la ­spécificité locale, pour ne pas dire l’idiosyncrasie.) Ces questions émergent parce que Québec Gold est un succès. Une exposition ne peut être qu’un (et non « le ») portrait de l’art contemporain en un moment et lieu donnés… et l’on ne pourrait souhaiter autrement. Dans la plus belle manière ­dialectique, le fait de proposer un portrait spécifique oblige le spectateur à en ­imaginer d’autres. Une vue d’ensemble, et n’importe quelle exposition de ce type, réussit précisément dans la mesure où elle crée une situation de ­questionnement nécessaire. Il faut le souligner : cela est un très grand mérite. Après tout, le fait de poser des questions difficiles est l’un des mandats de l’art de qualité.

[Traduit de l’anglais par Denis Lessard]

Dominique Gaucher, Peter Dubé
This article also appears in the issue 65 - Fragile
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