[In French]

Le 3 juin 2000 était créée la Symphonie du millénaire, grande œuvre destinée à marquer en musique le passage du millénaire. Une partition de plus de 400 pages, une durée d’environ 94 minutes, la Symphonie, rediffusée au Planétarium, a obtenu le prix Opus de l’événement musical de l’année. Prix accordé en guise d’encouragement aux organisateurs qui se sont cassé la tête afin de mener à bien un tel projet ou pour souligner les qualités musicales intrinsèques de l’œuvre ? Nous aurions tendance à pencher pour la deuxième hypothèse. Sans négliger les énormes difficultés reliées à la production d’un tel concert, cette très belle création collective, inscrite à plusieurs égards dans l’histoire de la musique occidentale, mérite certainement qu’on lui prête une oreille attentive.

L’œuvre est en sept parties : Appel, Enfer, Purgatoire, Contemplation, Paradis, Ascension, Apothéose et épilogue, qui ne sont pas toutes facilement identifiables à l’écoute. Il faudrait, pour ce faire, se référer à la partition. Mais il ne s’agira pas ici de faire une analyse musicologique exhaustive, non plus que d’essayer de savoir quel compositeur a écrit quelle section. Nous nous placerons du seul point de vue de l’auditeur, la symphonie dans sa globalité, pour répondre à la question suivante : qu’est-ce qu’un auditeur perçoit de l’œuvre ?

Son point de départ : le Veni, Creator Spiritus (Viens, Esprit créateur). Tirée du chant grégorien, vaste corpus de musique sacrée monodique qui remonte au Moyen Âge, cette mélodie, qui fait référence à la Pentecôte et appelle l’Esprit-Saint à éclairer les pauvres humains, était chantée dans les grandes occasions, par exemple, lors du couronnement d’un roi. Restée au répertoire religieux bien après la période médiévale, elle fut utilisée comme thème par plusieurs organistes, surtout protestants, dont les plus illustres sont sans nul doute… Buxtehude et Bach. Rappelons ici qu’il était d’usage, pendant les offices, que les organistes improvisent, ce qu’ils faisaient souvent à partir d’une mélodie grégorienne. De plus, ce corpus a donné naissance à tout un lot de compositions polyphoniques. Ces œuvres improvisées ou strictement notées, s’emparaient d’une mélodie pour l’adapter, la mouler au langage musical et aux canons esthétiques en vogue à chacune des époques. Cette tradition s’est quelque peu estompée au XIXe siècle mais Duruflé, un organiste français, l’a fait revivre dans son Prélude, Adagio et Choral varié sur le Veni Creator, composé en 1931; Mahler, lui, utilisera même le texte du Veni Creator (pas la mélodie) dans sa Huitième Symphonie dite « des mille ».

La petite histoire du Veni Creator n’est donc pas étrangère à la symphonie nous préoccupe ici. Le grégorien, fondement de l’art musical de notre civilisation, les « réinterprétations » de la mélodie tout au long de l’histoire, ainsi que le recours à son texte dans une des symphonies les plus grandioses du répertoire occidental, celle de Mahler — chacun de ces éléments marque d’une manière ou d’une autre la Symphonie du millénaire.

L’idée de proposer comme thème de départ un chant grégorien semble judicieuse. En effet, le grégorien étant modal plutôt que tonal (système musical en usage depuis l’époque baroque), cela permet aux compositeurs d’échapper aux archétypes de la musique tonale, c’est-à-dire à ces complexes sonores que nous avons tous dans l’oreille, la différence entre un non-musicien et un musicien se situant ici dans la capacité de ce dernier « nommer » ce qu’il entend. De plus, la simplicité des mélodies du plain-chant a rendu celles-ci adaptables à différents langages musicaux — alors, pourquoi pas à des musiques plus contemporaines ?

La Symphonie s’ouvrait sur une sorte de chaos orchestre/chœur, d’où surgissait le thème du Veni Creator, une autre allusion à la musique religieuse : le mot Hosanna, partie du Sanctus. La Symphonie du millénaire a bel et bien été placée sous le signe du sacré. La fin de l’œuvre viendra rappeler son début (utilisation du thème en homophonie), d’où une grande forme que l’on pourrait qualifier de forme en arche. Traditionnellement, la forme en musique s’appuyait sur la répétition. Pensons au rondeau, alternance de couplet/refrain, dont le meilleur exemple serait une chanson, ou à la réexposition d’une sonate (la dernière partie) qui fait réentendre les thèmes ayant servi à son élaboration. La forme en arche se caractérise par l’absence de répétition. Chaque section nous amène vers une autre partie, sans refrain ou reprise intégrale d’une section.

Entre ce point A et ce point B, que sont le début et la fin, que se passe-t-il? Un portrait, une sorte de bilan, de la musique de cette fin de siècle. De passages sonnant vraiment musique contemporaine à ceux appartenant plus à la musique actuelle, à ceux évoquant la musique de film ou puisant dans les procédés propres au polystylisme (intégration de styles musicaux différents dans une même pièce) jusqu’à ceux qui utilisent la musique électroacoustique, tous les courants musicaux importants en cette fin de siècle y ont passé. Une constante cependant : le travail sur le timbre. Orchestration somptueuse, utilisation non traditionnelle de la voix, recours à toute la palette timbrale des instruments, usage raffiné des percussions, sons électroacoustiques, combinaisons inhabituelles d’instruments, travail d’instrumentation tout en finesse, passages mixtes (qui allient instruments et électroacoustique), etc.

Bref, peu importe le traitement mélodicorythmique, harmonique ou polyphonique, les compositeurs semblent tous partager cette préoccupation quant au timbre. Cela apparaît comme leur dénominateur commun, malgré toute la diversité des langages entendus dans cette Symphonie. D’ailleurs, ce voyage dans des univers sonores si différents se faisait tout en douceur, grâce aux transitions qui assuraient très habilement le passage d’une section de la pièce à une autre. De plus, l’œuvre était ponctuée par des interventions des cloches et du carillon de l’Oratoire, par un motif électroacoustique et par des interventions des chœurs, qui rappelaient le thème. Ces trois éléments récurrents conféraient son unité à l’œuvre. Il y manquait peut-être une section essentiellement électroacoustique; ce genre aurait mérité une place plus représentative de l’importance qu’il a prise et qu’il est appelé à prendre da ns l’avenir, vu la vitesse à laquelle évolue la technologie.

Lorsque l’on consulte la liste des ensembles qui ont participé à l’œuvre, on se rend compte qu’ils viennent d’horizons très divers. De l’Orchestre symphonique de Montréal à Chants libre, de I Musici au NEM, des Idées heureuses à la SMCQ, que voilà des ensembles dont la spécialité est à des lieues l’une de l’autre ! Difficulté supplémentaire pour les compositeurs. Tous ces interprètes, par ailleurs de haut calibre, ne sont pas nécessairement rompus à la musique contemporaine mais tout au long de l’œuvre, on a noté que les compositeurs ont su exploiter les caractéristiques de chacun des ensembles. À témoin, ce passage vers la trentième minute, qui rappelait les musiques profanes médiévales ou certains folklores avec même un petit solo de violon, bien près de la musique de nos violoneux, ou le très beau solo d’orgue vers la douzième minute (connotation religieuse encore ici).

Il a fallu recourir à un système d’amplification pour diffuser les passages électroacoustiques et contrer les délais causés par la spatialisation. En effet, les différents groupes de musiciens étaient répartis dans un vaste site (ce qui a d’ailleurs frustré certains auditeurs qui n’avaient pu prendre place qu’à l’extérieur de l’espace prévu pour la diffusion), sans contact, ne serait-ce que visuel, les uns avec les autres. Pour s’assurer de la bonne synchronisation des exécutants, une régie sonore des plus efficaces s’imposait.

Nous savons que l’onde sonore voyage dans l’air. Si l’on veut que le public entende deux sources sonores en même temps et que ces deux sources ne sont pas situées à égale distance du public, celles-ci ne doivent pas émettre ensemble. Il faut calculer le temps exact que prend l’onde sonore à franchir la distance qui sépare chacune des sources du public. La source la plus éloignée émettra avant, la plus rapprochée après, de manière à ce que le public entende les deux en même temps (ce phénomène se nomme délai — voir l’article portant sur les symphonies portuaires, ESSE n° 40). Ce qui n’était pas pour simplifier l’exécution de la Symphonie… Au travail du chef d’orchestre s’ajoutait celui du régisseur qui, lui, devait tenir compte de la position de chaque groupe d’instrumentistes.

Depuis quelques décennies, plusieurs compositeurs ont mené des recherches sur la spatialisation qui, en quelque sorte, fragmente l’œuvre musicale en en « disposant » les différentes parties dans l’espace. Il n’était donc pas surprenant de retrouver ce procédé dans la Symphonie du millénaire. D’ailleurs, l’héritage historique est encore une fois mis à contribution : la Renaissance et la période baroque ont vu elles aussi des spatialisations plus primitives. On pense, entre autres, à la polychoralité chère à Gabrielli, qui répartissait ses musiciens dans l’église Saint-Marc de Venise de manière à tirer parti des caractéristiques acoustiques du lieu et à organiser des dialogues entre les différents groupes de musiciens et de choristes.

Œuvre de synthèse dans plusieurs de ses aspects, puisant dans l’histoire, s’y rattachant et la dépassant tout à la foi, cette Symphonie appartient au millénaire qui s’achève et à celui qui s’annonce…

Françoise Côté
This article also appears in the issue 42 - Pratiques urbaines
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