[In French]

Deux paramètres fondamentaux se sont imposés dans le développement de cette thématique que nous avons intitulée Citoyen « volontaire » , afin d’entreprendre une réflexion sur le citoyen, plus précisément, celui qui entre en relation avec l’acte artistique par sa participation au processus de l’œuvre. Le premier paramètre est donc relatif à la participation active de l’individu ayant lieu au sein de l’œuvre, notamment lorsque celle-ci met en situation des modalités qui actualisent l’individu en citoyen. En conséquence, le deuxième paramètre s’intéresse à la notion de citoyenneté en tant que telle, qu’il s’agisse d’une citoyenneté politique ou d’une citoyenneté sociale, c’est-à-dire aux conditions, de plus en plus élargies, permettant de parler du citoyen dans le contexte de la démocratie culturelle, lequel est souvent associé à la postmodernité.

A une époque où l’on adhère à plusieurs réseaux d’identification, l’individualisme se manifeste par un sentiment d’autonomie en regard des choix d’appartenance à un groupe, à une idéologie, une image. L’affirmation de soi et la valorisation du droit d’agir dans l’espace public se concrétisent alors dans l’expérimentation de styles de vie inusités et momentanés. Ainsi, observe-t-on une distanciation assumée des modes de vie standardisés qui peuvent très bien s’exprimer dans le déroulement d’une œuvre qui s’y prête.

En effet, nombre d’artistes proposent des situations pour que, par son action, l’individu ou le citoyen fasse œuvre ou participe à son processus, et ce, tout aussi bien en des lieux réputés de l’art que dans des contextes de quotidienneté, incluant Internet. Certaines de ces situations supposent un nouveau rapport entre le citoyen et la création artistique (ou encore entre l’artiste et la communauté).

Longtemps confiné à un rôle de contemplation devant l’œuvre, le public devient créateur, participant, figurant, interactant, utilisateur… et pourquoi pas, citoyen, plus ou moins consciemment, plus ou moins volontairement. Il s’agit non seulement d’envisager la relation entre l’artiste, l’individu ou la personne, mais d’envisager une éthique dans la relation entre l’artiste et le citoyen; entre l’œuvre et le citoyen; ou entre les citoyens eux-mêmes, selon la situation engendrée par le devenir de l’œuvre ou par l’œuvre.

En cela, il ne faut pas perdre de vue que l’individu, dans son unicité et dans sa différence, ainsi que la personne, par essence abstraite et générique, sont toujours présents dans le citoyen. Attendu que celui qui entre en relation avec l’acte artistique par sa participation à l’œuvre est plus souvent sollicité en tant qu’individu ou personne, avant même que soit considéré son statut de citoyen.

Alors qu’en est-il du citoyen? Même s’il a été, pendant une longue période de son histoire, réservé à , l’élite masculine, le statut de citoyen implique néanmoins une dimension démocratique, ainsi que l’idée de participation à la « chose publique ». Fondé sur l’appartenance à une communauté ou, du moins, à un territoire, ce statut s’accompagne de droits et devoirs incluant le respect des règles de vie en collectivité : « Le citoyen est un homme responsable qui respecte la loi commune et se sent lié aux autres hommes par une commune aspiration à vivre ensemble dans un monde libre1 1 - Tiré du site Internet « leçon 51. Le pouvoir et le droit » de Serge Carfantan, docteur agrégé de philosophie, France : http://perso.club-inlemet.fr/sergecar/cours/pouvoir2.htm. ». C’est en participant aux élections ainsi qu’aux différents modes de revendications (mouvements associatifs, pétitions, manifestations, etc.) que s’exprime traditionnellement la citoyenneté, entendue dans son sens politique. Or, les formes d’expression de la citoyenneté évoluent, notamment face à l’exclusion d’une part de la population qui, faute de temps, de moyens, ou d’intérêts, neparticipe pas aux débats politiques. Ainsi, la conception d’une « citoyenneté sociale » favorisera, particulièrement dans le contexte d’un  État-providence, l’inclusion de tous. Impliquant une éthique dans la gestion d’un cadre de vie de proximité, la citoyenneté sociale s’exprime davantage dans des initiatives communautaires (corvées, organismes d’entraide, coopératives, etc.) qui, en développant de la socialité, créent de la citoyenneté. C’est dire qu’ainsi se déploient des formes alternatives de participation à la chose publique, souvent encouragée par l’État, dans une visée décentralisatrice.

Cependant, on ne saurait omettre de mentionner que l’habitant de la cité postmoderne se voit de plus en plus sollicité en tant que consommateur de biens et de services, ceux-ci étant frénétiquement publicisés jusqu’à couvrir entièrement l’espace public. Biens et services sont représentés comme des modes ou des styles de vie et de penser qui lui sont constamment proposés comme autant de vecteurs de reliance sociale. Choisir d’adhérer à certains, plus ou moins momentanément, peut être vu comme une manière – certes triviale mais non moins significative – de participer à la chose publique, et d’exprimer sa citoyenneté2 2 - En combien d’occasions voyons-nous, dans le discours même des politiciens, le rôle du citoyen réduit à son expression la plus simple, celle de consommateur ? Ainsi, au lendemain du 11 septembre 2001, I’appel le plus pressant que George W. Bush a servi aux citoyens américains a été celui de continuer d’acheter, de consommer, pour montrer que le peuple américain ne se laisserait pas abattre par la terreur. Par ailleurs, il est notable que le nouveau directeur de la télévision française de Radio-Canada, Daniel Gourd, annonçant récemment les nouvelles orientations de ce service public, disait vouloir traiter les téléspectateurs, non plus, comme par le passé, en tant que consommateurs-trices mais bel et bien en tant que citoyen(ne)s.. A notre avis, l’idée de « l’individu invité à participer au processus de l’œuvre », peut s’inscrire dans la logique de la citoyenneté sociale ou politique, selon la situation créée par l’artiste, et de surcroît, dans la logique de la démocratie culturelle, laquelle est devenue l’apanage des politiques gouvernementales occidentales en matière de culture au cours des 30 dernières années.

Ce modèle cohabite avec le précédent, celui de la démocratisation de la culture, qui se distingue par une volonté de faire partager au plus grand nombre de citoyens les œuvres d’art jugées significatives par les spécialistes. Quant à elle, la démocratie culturelle suppose une vision élargie de la culture qui s’étend aux différents aspects de la vie quotidienne (traditions, cadres et modes de vie)3 3 - L. Santerre, « De la démocratisation de la culture à la démocratie culturelle » , in Démocratisation de la culture ou démocratie culturelle, Bellavance, G. (Ed.), PUL, Québec, 2000, p.47-63. Dans les ministères de la culture, on entend par là, « la production culturelle des groupes sociaux dans une visée émancipatrice », puisqu’il s’agit de « réinventer collectivement notre rapport au monde4 4 - R. Demotte, (c.2001) L’action culturelle faceaux mutations culturelles : http://www.societe-civile.org/FR/cliniques/dec/RDemone.rtf. – L’auteur est ministre de la Culture de la communauté française de Belgique. ».

Dans ce contexte, les programmes de soutien aux arts et à la culture favorisent de plus en plus une participation du citoyen à despratiques artistiques les plus diverses et à l’exercice des pouvoirs culturels (ne serait-ce que par une représentativité d’usagers sur un comité d’intégration des arts à l’architecture). En outre, on encourage particulièrement les initiatives culturelles qui créent des liens avec les divers aspects de la vie quotidienne et celles qui sont axées sur le développement du potentiel créateur des communautés (traditionnelle, locale, minoritaire, etc). A cet égard, les derniers programmes développés par le bureau Inter-Arts du Conseil des Arts du Canada sont à prendre en considération. Déjà en l’an 2000, la définition des types d’œuvres admissibles dans la catégorie « nouvelles pratiques » était éloquente : « projet d’art et d’engagement politique (manœuvre, événement encourageant la participation du public, etc.) » et « projet d’art communautaire de nature interdisciplinaire expérimentale dirigé par des artistes professionnels ». Maintenant, avec son nouveau Fonds de collaboration entre les artistes et la communauté, lequel est attribué dès cette année pour une durée de deux ans, le Conseil des Arts du Canada traduit une volonté claire de l’État canadien d’encourager concrètement l’émancipation de ses citoyens en jumelant la pratique artistique professionnelle et le développement communautaire, son appui visant spécifiquement les « diverses activités artistiques qui réunissent les artistes professionnels et la communauté en général, et qui accordent aux arts plus d’importance dans la vie de tous les jours. Cette initiative donne l’occasion aux communautés de s’exprimer par l’intermédiaire de collaborations avec des artistes professionnels reconnus ». Si le ministère de la Culture et des Communications du Québec et Patrimoine canadien nous ont habitué à des initialives similaires, de les voir maintenant promues par un conseil des arts apparaît comme une mesure d’exception. Mais peut-être est-ce là aussi l’indication d’une nouvelle façon d’aborder collectivement notre rapport à l’art ? Une nouvelle façon qui, d’évidence, prend une certaine distance avec le principe de « l’art pour l’art » généralement favorise ́par les conseils des arts et que nous prenions pour acquis jusqu’ici.

Que ce soit dans la foulée de la démocratie culturelle, qui favorise, entre autres, l’émancipation citoyenne ou en réponse aux différents messages commerciaux, l’impératif de l’invention de soi implose dans la participation du citoyen à des expériences esthétiques diverses qui le relient à ceci ou cela, et qui peuvent tout aussi bien se traduire par une participation au processus d’une œuvre.

Par ailleurs, afin d’écarter une possible ambiguïté, précisons que l’art qui se présente comme un « art citoyen » n’implique pas forcément la collaboration des citoyens à l’œuvre. Cette expression fait plutôt référence à un art engagé. L’artiste, par le biais de son œuvre, agit généralement pour la défense d’une cause (le logement, l’écologie, l’urbanisme, la pauvreté, etc.); en mettant en relief des questions sociales, il parle au nom de ses concitoyens.

Cela dit, diverses formes d’art sont susceptibles d’accueillir le citoyen qui participe à l’œuvre, soit comme matériau, comme auteur dispersé, ou encore comme expression de soi en tant qu’art. Dès les années 1960, on a vu émerger les happenings, qui se nourrissaient de l’indétermination des réactions du public. A la fin des années 1970, les artistes de l’art sociologique tels que Fred Forest, pour n’en nommer qu’un seul, ont également exploré des manières d’inclure la contribution de plusieurs partenaires, non-artistes, dans leurs propositions qui s’inséraient dans les mass médias, souvent afin de remettre en question l’unidirectionalité des messages. Depuis, et avec le développement des technologies de l’information, l’art réseau et les autres pratiques de type communicationnelles et relationnelles n’ont cessé de se déployer, même si ce n’est que récemment (tout au plus depuis cinq ans) que l’on a cessé de les considérer comme des pratiques alternatives.

Parmi ces œuvre qui font appel à la participation des citoyens dans le plus strict sens du terme, c’est-à-dire qui proposent une situation pouvant déclencher un comportement citoyen ou une conscience citoyenne, mentionnons en premier lieu The file room. Cette base de données sur la censure culturelle développée par Muntadas à partir de 1994, toujours accessible en ligne (http://www.thefileroom.org), permet à l’internaute de dénoncer les cas de censure qu’il a vécus ou dont il a eu connaissance. Les cas y sont classés, et conséquemment y sont recherchables, selon quatre critères, l’époque (du 15e siècle à nos jours), le lieu (les différents pays du monde),les supports (peinture, sculpture, film, lit- térature, etc.), et finalement, la nature de la censure (religieuse, politique, atteinte aux bonnes mœurs, etc).

D’autres artistes ont fait appel à la participation des citoyens de divers pays en les invitant à se prononcer sur leur goût en matière de peinture. A partir, là encore, de 1994, le duo Komar & Melamid a confié à des firmes spécialisées la tâche de mener des sondages d’opinion sur le territoire de différents pays du monde (Chine, Finlande, France, Allemagne, Pays-Bas, Italie, Kenya, Portugal, Turquie, Ukraine, États-Unis, etc). Les résultats recueillis auprès de la population américaine, par exemple, auront servi à réaliser deux œuvres picturales : Americas Most Wanted Painting et Americas Most Unwanted Painting. « Komar & Melamid pose deux questions importantes : à quoi ressemblerait une peinture qui plait à tous et à chacun ? Ou encore, quel type de culture une société régie par les sondages d’opinion peut-elle produire ? Les tableaux, qui sont le fruit de ces sondages, sont en quelque sorte la réponse à ces questions. Ils peuvent être regardés comme étant « d’intérêt public », c’est-à-dire qu’ils ont été pensés par le peuple et pour le peuples5 5 - François Dion, Komar & Melamid , programme, CIAC, 1996. Komar & Melamid : The Most Wanted Paintings on the Web http://www.diacenter.org/km/index.html. ».

Pour sa part, l’artiste de La Baie (on dit Ville de Saguenay maintenant), Jean-Jules Soucy, organise à l’occasion de vastes corvées au profit de son œuvre et encourage ainsi un comportement citoyen lié à la pratique du recyclage. Ainsi en est-il, par exemple, des campagnes de récupération de pintes de lait, qui sont devenues matière première pour son Tapis stressé, aussi intitulé L’œuvre pinte6 6 - Le Tapis stressé a été présenté au Musée d’art contemporain de Montréal en 1993 et à la Maison des Ainés de Ville de la Baie en 1994-1995., et pour le quart de million d’En ti-cristaux qui, à l’été 1997, en plein Symposium d’Amos, générait une joyeuse tempête hivernale. Les citoyens de Montréal et de ses environs ont quant à eux répondu en grand nombre, beaucoup plus que ne l’attendait l’artiste américain Spencer Tunick, à l’invitation qui les conviait à poser nu à proximité du Musée d’art contemporain de Montréal, le 26 mai 2001. On évalue à environ 3 000 les Montréalais qui se sont déshabillés en plein centre-ville, à 5 h du matin. L’ont-ils fait pour le simple amour de l’art ou voulaient-ils manifester pour le droit à un mode de vie différent, le naturisme ?

Dans les pages de ce présent dossier, nous vous convions à une exploration de ces pratiques liées aux arts visuels et médiatiques nécessitant la participation active des autres pour avoir lieu. Une philosophe, un sociologue et un historien de l’art ont répondu à notre invitation et proposent des interprétations historiques, sociologiques et politiques relatives à cette problematique. Des praticiens réfléchissent aussi sur la question. Ainsi en est-il de Sylvie Cotton, qui situant ses interventions dans la sphère de l’art action, du relationnel, du contextuel, du situationnel, etc., rend compte de la place de plus en plus importante qu’occupe le « citoyen humain » dans le contexte de pratiques qui, à l’instar de la sienne, sollicitent sa participation. En établissant son positionnement et son parcours, Cotton nous entretient « des propositions actuelles des artistes qui se risquent à travailler à partir-avec-pour-par-à cause de l’énergie et de l’expérience humaines ».

Dans un texte écrit en collaboration avec Caroline Alexander-Stevens, Devora Neumark se penche, quant à elle, spécifiquement sur une expérience d’art communautaire qu’elle a menée dans le cadre du programme d’intégration à l’architecture du ministère de la Culture et des Communications du Québec. Parce qu’il appelait la participation de personnes n’ayant pas le statut d’artistes professionnels, ce projet a créé un précédent forçant les autorités à statuer sur la légitimité des projets d’art communautaire dans le cadre du programme national d’art public.

C’est par le biais d’une entrevue qu’il a accordée à Alex Adriaansens et Jake Brouwer – deux auteurs reliés à V2, un centre en art médiatique de Rotterdam -, que Rafael Lozano-Hemmer propose des pistes d’interprétation pour les diverses expériences d’art interactif dans l’espace public qu’il a menées dans plusieurs villes du monde. Quelques aspects de l’art réseau y sont également abordés.

Dans « L’œuvre au noir » Alain-Martin Richard poursuit son travail de définition de la manœuvre, un concept qu’il proposait avec d’autres membres du collectif Inter de Québec dès le tout début des années 1990. Satypologie de la manœuvre recouvre maintenant trois grandes catégories, qui sont autant de manières pour parler du travail d’artistes, qui comme le sien, s’infiltre dans la socialité pour inclure plus directement le citoyen dans l’œuvre. Et ceci, comme il le dit si bien, afin d’injecter du poétique dans le quotidien.

C’est à travers une analyse de l’espace démocratique post-moderne et de la médiatisation de l’espace public que le sociologue Louis Jacob propose de considérer la participation des citoyens au processus de l’œuvre pour son potentiel à expérimenter de nouvelles formes de citoyenneté et à transformer l’espace public même. Pour sa part, l’historien de l’art Jean-Philippe Uzel questionne explicitement le caractère politique des pratiques « relationnelles», et ce, en réponse à la dénomination « micropolitique » avancée par Ardenne7 7 - Sur la notion de « micropolitique » , voir Paul Ardenne et Christine Macel  (commissaires),  Micropolitiques, cat. d’exposition, CNAC « Magasin », Grenoble, 2000.. Les pratiques qui interviennent à l’échelle « micro-sociale » font au contraire, selon Uzel, la preuve que la communauté de citoyens n’existe plus. Quant à Josiane Boulad-Ayoub, c’est plutôt à un retour chez les Idéologues de la République française naissante qu’elle nous convie. En nous proposant la lecture d’un échange épistolaire entre l’économiste Jean-Baptiste Say et le journaliste et critique d’art Amaury Duval, la philosophe, spécialiste des questions de démocratie et de justice sociale, souligne que le libéralisme et le capitalisme signifient depuis ses débuts l’engourdissement des citoyens dans le confort.

Il s’agit ici, nous en sommes conscients, d’un premier débroussaillage dela question; plusieurs points restent certainement à être soulevés en rapport à celle-ci… Nous espérons que d’autres textes suivront et qu’ainsi se poursuivra cette réflexion mettant en parallèle le statut de citoyen et l’idée de la participation au processus d’une œuvre comme s’il s’agissait d’une participation à la chose publique.

Doyon/Demers, Sylvie Cotton
This article also appears in the issue 48 - Citoyen volontaire
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